samedi 3 juin 2017

Comme un bal de fantômes d’Eric Poindron

Eric Poindron, Comme un bal de fantômes, éd. Le Castor Astral, coll. « Curiosa & cætera », 1er juin 2017, 256 pages.

J’ai dansé au bal des fantômes


Cinq saisons et un jour : de l’automne à l’automne suivant inclus, et de 23 heures à plus, Eric Poindron embrasse sous la forme poétique tous ses papillons et ses fantômes. Entendons par là les amis d’hier et d’aujourd’hui, morts ou rigolant ici et maintenant. Ayant pour points communs la littérature et l’art ; pour fraternité un rien, ou un tout, de brindezinguerie ou de vraie folie, un fort penchant pour le fantastique et les mondes cachés à dévoiler ; et pour convergence la région du champagne. Car Poindron amène à lui, et chez lui, tous ses copains. Ses camarades. Ils sont tous là : de Gourio qui signe la préface à Griette et Lapouge, en passant par Caillois, Massin, Jarry, Cabral, Pessoa et tant d’autres.

A ces copains-là, Eric Poindron fait un signe d’amitié littéraire et tendre. Il faut dire aux gens qu’on les aime, et au-delà des siècles, et au-delà des civilisations aussi. Un écrivain se bâtit sur le dos des textes des autres, et son territoire est d’autant plus vaste que vaste est sa bibliothèque, physique ou mentale. La bibliothèque d’un écrivain, c’est son carnet d’adresses. Pour Poindron, c’est un carnet de bal, car il a le sens de la fête, et du partage. Les artistes convoqués dans ce recueil ne forment pas à proprement parler une « ronde », ce qui aurait rendu l’ensemble apprêté, et peut-être égocentrique. Poindron ne se met point au centre de l’assemblée, même si le « je » est omniprésent. Le terme de « bal » est tout à fait approprié pour cet ensemble d’une douce alacrité, ou les figures dessinées par les danseurs-écrivains-poètes-artistes sont autonomes, formant un tout dont l’harmonie repose, justement, sur la juxtaposition des différences.

Pourtant, ils ont tous quelque chose en commun, les invités du bal : ils appartiennent à la confrérie des rêveurs et des voyageurs de commettes, des mauvais-genres et des empêcheurs de penser en rond. Poindron donne, dans ce recueil, la définition contraire du panthéon. Définition en creux, bien entendu. Les vivants et les morts sont conviés à la fête, sans pompe, en toute complicité.

C’est peu dire que je me suis sentie à l’aise dans ce bal de fantômes. Y retrouver Marcel Béalu, Jean-Henri Fabre et Antonio Machado m’a émue, comme une surprise de happy few. Mais le plus émouvant pour moi, sans doute, reste l’évocation que Poindron fait de Nerval, et l’hommage au nageur que fut Lord Byron :
« Lord Byron était boiteux
Pied difforme et pied-bot
Lord Byron adorait la natation
Lord Byron était poète
La natation fut sa plus grande poésie »



jeudi 1 juin 2017

Talisman sur ton cœur de David Isaac Haziza


David Isaac Haziza, Talisman sur ton cœur, polyphonie sur le Cantique des cantiques, éd. du Cerf, 26 mai 2017, 276 pages.

Nigra sum sed formosa, filiae Jerusalem. Je suis noire mais je suis belle, filles de Jérusalem. Ainsi lisait-on, apprenait-on pour ses études littéraires, le Cantique des cantiques, ce livre énigmatique de la Bible. Tout était dans le « sed », dans le « mais », un peu comme l’ « ergo » du Cogito. Les modulations du verbe être… Ce passage du Cantique est sans doute le plus fameux, repris par allusion à maintes reprises. Pour ne donner qu’un exemple : l’incipit de Gaspard, Melchior et Balthazar de Michel Tournier, « Je suis noir mais je suis roi. » Le Cantique des cantiques fait partie de la culture commune, il n’est pas nécessaire d’avoir suivi des études de théologie pour en avoir eu vent, c’est là sans doute un des secrets des textes bibliques. Au même titre qu’Adam et Eve, le passage de la mer rouge, les cheveux de Samson, les cavaliers de l’Apocalypse, et bien d’autres épisodes encore, le Cantique des cantiques est de ces motifs civilisationnels que nous portons en nous, sans le savoir, comme ces chansons que nous pouvons fredonner sans avoir le moindre souvenir de les avoir apprises, ni même entendues.

mercredi 24 mai 2017

L’Enigme des premières phrases de Laurent Nunez

Laurent Nunez, L’Enigme des premières phrases, éd. Grasset, collection « Le Courage », mars 2017, 200 pages.


L’analyse de texte est un sport de combat, dont le texte sort toujours vainqueur. Le bon texte. Ce qu’il y a de jouissif à analyser un mauvais texte, Laurent Nunez nous le montre également dans son brillant essai L’Enigme des premières phrases. Mais en premier lieu, c’est sur des chefs d’œuvre qu’il se penche, sans prendre grand risque, pourrait-on penser. Eh bien, c’est tout le contraire : en décortiquant les incipit de L’Etranger, Zazie dans le métro, Bouvard et Pécuchet ou A la recherche du temps perdu, entre autres, Nunez ouvre tout un monde de lecture et de sensibilité, de compréhension et d’intuition. Ce que l’analyse de texte, mot par mot, peut avoir de fastidieux – tout étudiant en littérature est passé par cet exercice convenu – est transmuté par Nunez de façon érudite, malicieuse et magique, en exercice jubilatoire. Oui, magique. Imaginez que l’on vous explique un tableau, Le Verrou de Fragonard, par exemple, en se focalisant uniquement sur le drapé du creux de l’oreiller, et que l’on vous démontre, preuve de l’oreiller à l’appui, que ce que vous voyez n’est pas ce que vous aviez compris – vous pensiez la scène libertine, on vous démontre un viol. A partir des premières phrases de textes célèbres, Laurent Nunez remet de la perspective là où le lecteur lit, en général, à plat.

mardi 16 mai 2017

Regards croisés (29) – Les Filles au lion de Jessie Burton

Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville

Jessie Burton, Les Filles au lion (The muse), traduit de l’anglais par Jean Esch, Gallimard, mars 2017, 496 pages.

« Une œuvre d’art qui a survécu à la guerre civile en Espagne et à une guerre mondiale, et que l’on retrouve dans une maison du Surrey, voilà qui ouvre tout un tas de possibilités. »
J. Burton, Les Filles au lion

Jessie Burton nous raconte l’histoire d’un tableau. Et à travers cette histoire, elle développe le thème de la création artistique et celui de la place des femmes dans l’histoire de l’art. Ce tableau, elle nous le décrit si précisément que nous pensons le connaître, l’avoir vu et détaillé :

« Le sujet était à la fois simple et difficile à déchiffrer : d’un côté, une fille tenant la tête sans corps d’une autre fille entre ses mains, et, de l’autre, un lion, assis, hésitant à bondir sur cette proie. Cela faisait penser à une fable. […] Les couleurs de la partie inférieure de l’arrière-plan évoquaient dans mon esprit un portrait de cour de la Renaissance, un patchwork de champs jaunes et verts de toutes sortes, et ce qui ressemblait à un petit château blanc. Le ciel était plus sombre et moins sagement composé ; il y avait quelque chose de cauchemardesque dans ses indigos meurtris. »

C’est ainsi que le tableau nous est présenté par Odelle, une jeune femme noire de Trinidad et Tobago qui travaille dans le milieu de l’art, à Londres. Nous sommes en 1967. Odelle va vivre une histoire d’amour avec le propriétaire du tableau, Lawrie. Ce dernier a reçu cet étrange tableau en héritage de sa mère, qui s’est suicidée quelques jours plus tôt. Il voudrait le faire estimer, et peut-être le vendre.

Jessie Burton nous fait entrer directement dans le cœur de l’histoire de ce tableau, mais cela, nous ne le saurons qu’à la fin de notre lecture, quand tous les personnages auront livré leurs secrets. Les Filles au lion est roman que l’on dévore à belles dents, à l’inverse du lion du tableau qui refuse de dévorer la jeune fille qu’on lui offre. Les lions qui refusent de dévorer les jeunes filles qui leur sont offertes courent les légendes des premiers Chrétiens. Sainte Blandine, à Lyon, par exemple. Ou santa Rufina, patronne de Séville avec sa sœur santa Justa. C’est justement en Espagne que nous entraîne Jessie Burton, pour un récit parallèle à celui d’Odelle. Les différents épisodes alternent : Odelle nous raconte son histoire dans le Londres de 1967, tandis que, dans un récit à la troisième personne, nous sommes transportés dans l’Andalousie de 1936, au seuil de la guerre civile espagnole. Là, un directeur de galerie viennois, son épouse Sarah et sa fille Olive, se sont installés pour quelques temps dans une grande ferme. Olive a 19 ans et ne rêve que d’intégrer une école d’art, dans laquelle elle a d’ailleurs été admise. Mais elle n’ose pas en parler à son père. Olive veut peindre. Et Olive va peindre. C’est là le début de l’histoire du tableau.

L’intrigue des Filles au lion repose sur deux ou trois retournements qu’il est impossible de révéler ici. Mais au-delà du suspens proprement dit, le roman, qui fonctionne comme une mécanique parfaite, révèle des correspondances de situation entre la période espagnole et la période londonienne. Les deux jeunes héroïnes, Odelle et Olive, brûlent du même feu créatif : l’une écrit, l’autre peint. Odelle n’est pas sûre d’elle, alors qu’Olive a l’intuition immédiate que sa peinture est déjà  celle d’un grand peintre. Toutes les deux sont amoureuses – Odelle de Lawrie, et Olive d’Isaac Robles, un révolutionnaire espagnol, peintre lui aussi. Ces deux créatrices savent que les écueils vers la reconnaissance de leur art sont nombreux : Odelle est noire dans une société anglaise qui sursaute à la vue d’un couple mixte ; Olive est une toute jeune femme qui veut s’affirmer dans le domaine de la peinture, domaine dont les femmes sont pratiquement absentes depuis la nuit des temps. Leur percée dans le monde de leur art respectif prend deux routes différentes : Odelle, peu sûre d’elle, est aidée, et presque maternée, par la mystérieuse Marjorie Quick qui est sa supérieure dans l’institution d’art pour laquelle elle travaille ; Olive, de son côté, trente ans auparavant, décide seule du sort qui sera réservé à ses tableaux. Elle, elle sait que si l’on ne force pas le destin, il ne se passe rien.

Le roman de Jessie Burton brasse plusieurs thèmes. Celui de la place des femmes dans l’art est prépondérant. Celui du processus de création est également important : Odelle est poussée à écrire par Marjorie Quick, et la nouvelle qu’elle dépose sur son bureau un matin est tirée d’un épisode comique survenu alors que la jeune noire était vendeuse de chaussures ; Olive trouve sa « manière » de peindre sous le ciel espagnol, exaltée par son amour pour un bel andalou. Le racisme dans les années 60, le début des horreurs de la guerre d’Espagne et l’allusion à celles de la seconde guerre mondiale («  Hitler, voilà ce qui lui est arrivé. Comme à nous tous » s’écrie le beau-père de Lawrie face à Odelle, en 1967) sont des thèmes seconds, mais primordiaux pour le déroulé du roman. Autre thème abordé, et peut-être insuffisamment déployé : l’interprétation des œuvres d’art. Le tableau de la jeune fille tenant entre ses mains la tête d’une autre jeune fille tandis qu’un lion placide observe la scène est interprété de différentes façons : portrait d’une mère et de sa fille, allégorie de la barbarie… Le thème de Santa Rufina, qui est pourtant le motif premier exploité par le peintre, après Velazquez et Murillo entre autres, n’est que peu discuté. Et moins encore discutée, ou décelée, la projection intime : la jeune fille du tableau tient-elle entre ses mains sa propre tête, ou celle d’une autre jeune fille ? Et qui a posé pour ce tableau ? Jessie Burton évoque, à la marge, le décryptage impossible d’une œuvre d’art, et la projection biaisée du spectateur.

Les Filles au lion est un roman féministe, dans le sens où les femmes, qui en sont les personnages principaux, luttent chacune à sa façon pour faire entendre une voix. Celle du refus de l’abdication de sa foi (santa Rufina) ; celle de l’affirmation de la création (Odelle et Olive) ; celle de la dépression (la mère d’Olive) comme symptôme d’une féminité cantonnée à la beauté et à la lecture de Vogue (voilà qui nous renvoie à santa Rufina et à son refus d’honorer Vénus) ; celle de Marjorie Quick qui dessine dans l’ombre la trajectoire d’Odelle et d’Olive ; sans oublier celle de Peggy Guggenheim, la mécène.

NB : Nous laissons au lecteur le soin de découvrir, au fil du web, la légende de santa Justa et santa Rufina, patronnes de Séville, que nous ne faisons qu’aborder ici.