mardi 8 février 2022

Regards croisés (42) – Haruki Murakami

Regards croisés

Un livre, deux lectures – avec Virginie Neufville

Haruki Murakami, Abandonner un chat – souvenirs de mon père, traduit du japonais par Hélène Morita, illustré par Emiliano Ponzi, éd. Belfond, 20 janvier 2022, 64 p.

Haruki Murakami, Première personne du singulier, traduit du japonais par Hélène Morita, éd. Belfond, 20 janvier 2022, 160 p.

Pour cette nouvelle livraison de Regards croisés, ce sera deux livres, quatre lectures… Les éditions Belfond publient en ce premier mois de l’année deux ouvrages de Murakami : un texte ouvertement autobiographique et un recueil de nouvelles à la première personne qui doit bien reposer sur quelques expériences personnelles, étranges ou saugrenues. 

Dans Abandonner un chat, nous entrons dans la vie du père de l’écrivain par les yeux du fils. Premier souvenir marquant : le père et le fils s’en vont abandonner un chat, le cœur un peu gros l’un et l’autre, sans doute, et ont la surprise, en revenant à la maison, de découvrir ledit chat qui les attend sur le seuil de la porte. L’animal a retrouvé le chemin, et est rentré bien plus vite que les Murakami père et fils sur leur vélo… Que l’écrivain nous confie cette scène-là dans les toutes premières lignes d’un mince ouvrage où il se penche sur son père n’est évidemment pas anodin : il y a là un moment de complicité quelque peu rude à l’aller – comment peut-on demander à un gamin d’aider à l’abandon d’un animal ? – et chaleureuse au retour – ouf ! on va garder le chat… Symboliquement, les relations père/fils tournent autour de cette idée, en sourdine, tout au long de la vie du père. Cet homme-là aurait dû être prêtre, il est devenu enseignant, et poète. Son passé colle à la peau de son fils. Murakami nous livre le fruit de ses recherches sur le rôle qu’a joué son père durant la guerre. A-t-il oui ou non participé à des massacres ? Très tôt, ils se sont éloignés l’un de l’autre, pas la même vision du monde, pas les mêmes envies, et, au fond, pas la même culture. Murakami aime le jazz et s’en va vivre aux USA. Il y a peu de chagrin exprimé dans ce court texte, souvent uniquement factuel. Mais il y a les poèmes du père, que le fils décrypte. Là le lecteur perçoit de l’admiration, et du soulagement. « Je suis le fils ordinaire d’un homme ordinaire » dit l’auteur. Etrange conclusion, qui cède la place à une méditation sur la vie et la mort, « nous ne sommes que des gouttes de pluie ». 

Les nouvelles de Première personne du singulier se lisent comme des variations autour du thème de l’étrange et du hasard, sur fond de musique – jazz, classique, pop anglaise. La plus singulière de ces histoires à la première personne du singulier est sans doute celle intitulée « La Crème de la crème », titre qui sonne particulièrement pour un lecteur français. Cette expression, peut-être un peu désuète, est prétexte à un jeu de piste narratif : le « je » du texte raconte à un ami une aventure – qu’il nomme « incident » – vécue lorsqu’il avait dix-huit ans. Alors qu’il est un « étudiant rônin » (c’est-à-dire ayant échoué aux examens d’entrée à l’université) et rechigne à repasser les concours, il reçoit une invitation pour un concert, auquel il décide de se rendre. La jeune pianiste qui doit se produire sur scène est une fille qu’il a à peine croisée dans des cours de piano, et qu’il a perdue de vue, il se demande bien pourquoi elle l’a invité. Mais il n’y a pas concert, juste une salle fermée, et sans doute vide. Le vrai rendez-vous – rendez-vous de hasard ? Rêve ? – a lieu un peu plus tard… avec un vieil homme qui, au bout d’un long silence, articule : « Un cercle qui possède un grand nombre de centres. »  Le jeune homme est interloqué. Poli, il entame la conversation. Et repartira en jetant à la poubelle le bouquet de fleurs qu’il avait apporté pour la pianiste, mais emportant avec lui les mots du vieil homme : « Ton cerveau est conçu pour penser des choses difficiles. Pour t’aider à élucider quelque chose qu’au début tu ne comprenais pas. Et cela devient la crème de la crème de ta vie. Le reste n’a aucun intérêt, aucune valeur. » 

Peut-être peut-on mettre en parallèle cette nouvelle et le texte sur les souvenirs à propos du père. Penser des choses difficiles, c’est aussi, pour Murakami, penser au rôle de son père pendant la guerre. Les recherches entreprises sur les différents régiments dans lesquels son père a été enrôlé, la preuve qu’il n’avait pas participé aux massacres, le décryptage des haïkus qui montre que le soldat se plaignait mais ne pouvait le dire ouvertement, voilà l’élucidation de quelque chose que Murakami ne comprenait pas. Fils ordinaire d’un homme ordinaire, soit. Mais cela a de l’intérêt, et de la valeur.

Plus on lit Murakami, et plus on se dit que cette œuvre-là est universelle. Sans doute parce que les textes sont bâtis comme des contes. Le monde contemporain y est partout présent, les références musicales renvoient à des périodes précises, les particularismes japonais ne sont pas gommés. Mais leur symbolisme est immédiatement déchiffrable, et assimilable par tout lecteur. Nous sommes, chez Murakami, dans un monde un peu flou, un peu bizarre, qui est notre monde psychique, fait d’émotion et d’impalpable. 

Lire l'article de Virginie Neufville