mercredi 23 février 2022

La Dernière Enquête de Dino Buzzati d’Alexis Salatko

Alexis Salatko, La Dernière Enquête de Dino Buzzati, éd. Denoël, janvier 2022, 192 p.

 

Dino Buzzati (1906 – 1972) est un écrivain italien que nous connaissons bien en France. Son roman Le Désert des Tartares, ses nouvelles parmi lesquelles Le K ou L’Ecroulement de la Baliverna, sont étudiés en classes. On sait peut-être moins qu’il était aussi peintre et dessinateur. Et journaliste, fidèle au Corriere della sera durant toute sa vie. Il s’éteint en 1972, frappé par un cancer du pancréas, mal dont son père avait été victime avant lui.

Alexis Salatko se glisse dans la peau de Buzzati, alors que l’écrivain italien vient d’apprendre sa maladie. C’est ce que l’on appelle une exofiction, une biographie romancée. C’est donc à la première personne que Salatko nous entraîne dans une histoire crépusculaire, dont une grande partie se déroule dans une ville méridionale du nom d’Attesa. Là, les habitants d’un immeuble sont pétrifiés, pas morts mais figés dans leurs mouvements. Cet immeuble est situé dans un ancien abattoir, nommé Carnecittà. Buzzati journaliste est envoyé sur place par le Corriere, car cette affaire de pétrification ressemble à ce qu’il imagine dans ses nouvelles. Mais les nouvelles de Buzzati naissent, généralement, de ses rêves. Est-on dans un rêve ? Le dernier rêve d’un homme qui sait qu’il va mourir ?

Attesa, en italien, signifie l’attente. Carnecittà sonne comme Cinecittà. Où sommes-nous, réellement ? Où Salatko entraîne-t-il Dino Buzzatti, et son lecteur ? Dans un espace irréel et symbolique, où se côtoient et se confrontent la stase d’une partie de la population d’une petite ville du sud, et l’élan de la jeunesse. Cette jeunesse est incarnée par Fausta, une jeune femme qui a participé au mai 68 italien. Elle est libre, vive. Elle est à Attesa en tant que spécialiste des « maladies non classifiées et troubles inexpliqués ». Les conversations qu’elle a avec Buzzati mettent en opposition un homme qui va mourir et une jeune femme dynamique, un homme du passé et une femme de l’avenir. Car Buzzati, s’il a beaucoup voyagé, n’a, au fond, pas beaucoup bougé. Arrimé au Corriere della sera, il a passé sa vie dans un organe de presse conservateur.

La dernière enquête de Dino Buzzati est une enquête sur lui-même. Le roman permet de revenir sur l’historique du Corriere della sera, sur l’importance de la maison familiale, sur les amours et les amitiés. Une conversation téléphonique avec Fellini nous renvoie au film que l’écrivain et le cinéaste n’ont pas pu faire ensemble. Un rêve dans un rêve met en lumière une des passions de Buzzati : l’alpinisme. Alexis Salatko réussit à se glisser non seulement dans la peau de l’écrivain italien, mais également dans sa psyché. L’exercice est parfaitement réussi. Bien sûr, c’est l’heure du bilan :

« Au fond, il y a toujours eu deux Buzzati, l’écrivain officiel émérite, devenu un classique avec Le Désert des Tartares  (l’arbre qui cache la forêt, le chef d’œuvre qui occulte l’œuvre) et Dino il matto, le fou furieux enfermé entre les barreaux d’une page qui cherche à s’échapper de sa prison de papier en franchissant les lignes, cassant les codes, flirtant avec les interdits… Le premier n’a jamais fait rêver […], le second seul me plaît. »

Tout auteur d’exofiction choisit son motif de base – la personne qu’il va habiter  le temps d’un texte – pour lui donner son propre souffle.  Le souffle que Salatko insuffle à Buzzati au seuil de la mort est d’une mélancolie ardente.