samedi 26 février 2022

Le Piège de Jean Hanff Korelitz

Jean Hanff Korelitz, Le Piège, traduit de l’anglais (USA) par Marie Kempf, éd. du Cherche-midi, 10 février 2022, 416 p.




« Le meilleur thriller de l’année – et de loin ! »  dit le Washington Post. Disons que les thrillers, je les préfère au cinéma, ou en série. Là, je me suis laissée happer par le déroulé de l’intrigue, et j’ai dévoré le bouquin en quelques heures. Il faut dire que le suspens est magnifiquement mené, et que pendant une bonne moitié de l’histoire, on se demande bien ce que l’histoire parallèle raconte, on veut absolument savoir, alors on dévore. Je m’explique…

Jacob enseigne l’écriture créative dans une petite université du nom de Ripley (le nom a son importance, j’y reviendrai). Il a publié un livre qui a eu un succès d’estime, puis un autre passé inaperçu. C’est un écrivain frustré. Il est sidéré lorsque l’un de ses étudiants, un jeune type pas très sympa, très imbu de lui-même, lui affirme qu’il a trouvé l’intrigue du siècle, qu’il n’assiste au cours que pour passer le temps, parce que le texte qu’il va écrire n’a pas besoin de professeur, il est sûr et certain que son bouquin sera un best-seller et sera adapté au cinéma, et que les plus grands réalisateurs se battront pour en acquérir les droits. Et l’étudiant de donner à Jacob une vingtaine de feuillets, et de lui raconter le pitch de son roman. Et Jacob de pester, bon sang, ce gamin sorti de nulle part va faire un malheur. Et le temps passe, Jacob va enseigner ailleurs, au bout de quelques années il se dit mais au fait, il a été publié, ce roman ? Un petit tour sur Google lui apprend que son ancien étudiant est mort d’une overdose, sans avoir rien publié. Mais alors… l’intrigue... il peut s’en emparer, et l’écrire, lui,  ce roman… 

C’est évidemment ce qu’il fait. Et évidemment, le roman est un succès phénoménal, il va être adapté par Spielberg. Tournée des librairies, rencontres avec les lecteurs dans de grandes salles, signatures à tours de bras. Lors d’un de ces tournées, il rencontre même une productrice de radio dont il tombe amoureux, et bientôt le voilà marié à une femme merveilleuse, attentive, aimante. Le bonheur. Jusqu’à ce qu’il reçoive un premier mail signé Talentueux Tom, qui l’accuse de plagiat. Tom Ripley est le héros du roman de Patricia Highsmith Le Talentueux Mr Ripley, adapté au cinéma par René Clément sous le titre Plein soleil (avec Alain Delon et Maurice Ronet) puis par Anthony Minghella (avec Matt Damon et Jude Law). Il existe peut-être d’autres versions, je ne sais pas. Toujours est-il que Jacob reconnaît immédiatement l’allusion Ripley (l’université où il a rencontré l’étudiant qui lui a raconté l’intrigue de son roman) dans cette signature « Talentueux Tom ». Pas de doute, l’expéditeur du mail sait de quoi il parle. Et puis, cette histoire de Tom Ripley est en cohérence, de loin mais pas tant que ça, avec l’intrigue du roman. Sauf que, à ce stade-là de sa lecture, le lecteur ne sait toujours pas sur quoi repose l’intrigue du roman de Jacob. Et il brûle de le savoir.

La construction du livre de Jean Hanff Korelitz est somptueuse. Autour d’un même thème – cette fameuse intrigue, occultée le plus longtemps possible – l’autrice bâtit des strates de révélation et de découverte. Le lecteur a accès aux quelques feuillets que l’étudiant donne à lire à Jacob : une mère et sa fille cohabitent dans une maison délabrée, elles ont du mal à se supporter. C’est tout ce que l’on sait. Le lecteur a aussi accès à quelques extraits du roman publié par Jacob, intitulé Réplique : sur la base de départ de l’étudiant – la mère et la fille – Jacob a déployé l’intrigue en entier. Mais on ne sait toujours pas en quoi ce roman est fabuleux… le lecteur est tenu en haleine, c’est intenable. Et puis, je te passe les détails, Jacob, à cause des mails du Talentueux Tom, commence à se demander si cette intrigue géniale n’est pas, au fond, une histoire vraie. Et il part sur les traces de l’étudiant défunt et de sa famille… Cette troisième strate, familiale et réelle, épouse le pitch de départ. Et voilà pourquoi la construction de Jean Hanff Korelitz est machiavélique : le lecteur découvre en même temps que Jacob la substance première de l’intrigue, familiale et criminelle. Les extraits de Réplique et l’enquête menée par l’auteur de Réplique se répondent et s’emboîtent. Jacob et le lecteur sont dans une même sidération. Et ça, c’est très fort. La plupart du temps, dans les romans ou les films policiers, le lecteur ou le spectateur a un temps d’avance sur le héros, c’est même la règle. De petits indices ont été semés tout au long du texte ou du film pour mettre le lecteur ou le spectateur à l’aise et ne pas le faire passer pour un niais. Dans Le Piège, le lecteur est piégé en même temps que le héros du roman. Et je dis : chapeau bas ! Le twist final est peut-être plus convenu, mais il est tout de même savoureux. 

Le Piège ne vaut pas que pour sa construction diabolique. Les personnages sont campés de belle manière, et même lorsqu’il ne s’agit que d’esquisses, ils sont crédibles. Jacob est attachant, en « auteur connu » (« c’est un oxymore », dit-il) n’en revenant pas de son succès, et en homme perdu voulant comprendre qui l’accuse de plagiat, alors qu’il n’a fait que piquer une idée intéressante à un mort. Mais ce mort-là avait piqué l’idée à… (non, je ne le dirai pas !) Le Piège pose aussi la question, à la marge, de l’appropriation d’une histoire réelle par un écrivain. 

Je le dis rarement, mais Le Piège est pour moi un vrai coup de cœur (NB : je n’ai pas reçu le livre en SP, je l’ai acheté). On retrouve ici tout le talent de l’autrice du roman Les Premières Impressions, adapté en série sous le titre The Undoing