dimanche 4 juillet 2021

Le Nouvel An cannibale de Jean Claude Bologne

Jean Claude Bologne, Le Nouvel An cannibale, éd. Maelström reEvolution, avril 2021, 232 p.



On peut entrer dans la lecture du nouveau roman de Jean Claude Bologne par le personnage de la mère de David, le protagoniste. Elle est de ces mères qui, pour soulager les bobos de son enfant, inventent des tour de passe-passe symboliques et rassurants. En général, il s’agit de bisous magiques. Mais la mère de David dit : « Pffrt, sur un enfant méchant ! » Et si tous les maux ainsi écartés atterrissaient, chaque fois, sur le même enfant méchant ? Sur un double inversé ? Sur une sorte de frère ? Voilà ce qu’invente Bologne, le frère lombard, le vrai-faux jumeau. Même apparence, mais trajectoire permutée, un être en miroir dont David ignorait tout et dont il apprend l’existence dans la salle d’attente d’un médecin, justement. Enfin, il n’apprend pas son existence – tout le sel du roman repose là-dessus – mais il la subodore. Et voilà David Marcoeil parti à la recherche d’Antoine Germain, dont le patronyme est, bien entendu, signifiant. Germain signifie frère. Comme pour les Dupond et Dupont de Tintin, ces deux jumeaux ne portent pas le même nom de famille. Parce que ce n’est pas une histoire de famille, au fond. C’est autre chose, de plus profond, qui n’a que peu à voir avec le sang et la filiation. 

On peut entrer dans la lecture du nouveau roman de Jean Claude Bologne par son titre : Le Nouvel An cannibale. Il s’agit de ce que l’on nomme « le jour du dépassement », cette date à laquelle l’humanité, nous dit-on, a consommé l’ensemble des ressources que la Terre peut produire en un an. Antoine Germain fait partie des forces du B.I.E.N., le Bataillon d’Intervention Ecologique pour la Nature. Ces forces du B.I.E.N. embastillent les peu scrupuleux et les forcent à vivre frugalement le reste de l’année dans une sorte de camp de rééducation. David Marcoeil est considéré comme imprévoyant, faisant partie de cette masse qui met le compte des ressources terrestres à découvert. Les deux « frères » se sont trouvés, et se font face. Ils ne peuvent qu’en venir aux mains. 

Le Nouvel An cannibale est, comme souvent dans les romans de Jean Claude Bologne, un texte à plusieurs entrées, dont la plupart sont à dénicher. L’œuvre romanesque n’est pas à proprement parler cryptée, mais elle est allusive et pétrie d’érudition. L’arrière-plan est souvent médiéval, et le substrat à la fois alchimique et littéraire. On retrouve dans Le Nouvel An cannibale des références tout à fait intimes – l’opération traumatique de l’appendicite, par exemple –, la référence à l’alchimie (« il ne leur a pas fallu dix secondes pour passer de l’œuvre au noir à l’œuvre au rouge »), et à celle de la 3D médiévale (« Vous êtes une image en deux dimensions, monsieur Marcoeil. L’homme médiéval se voulait corps, âme et esprit, l’homme moderne n’est bâti que d’intelligence et de musculation. Laissez-vous aller, trouvez l’Esprit, qui souffle où il veut, mais pas sur vous, et vous verrez le monde en relief ! »).  Le roman est placé sous la double tutelle du Père Ubu et de Tintin. Jean Claude Bologne s’amuse à rassembler tous les motifs qui l’occupent, pour ne pas dire qui le préoccupent. Cet amusement-là n’est pas un divertissement. Au contraire. C’est une plongée parfois farcesque au cœur d’une quête personnelle, la mystique athée. Dans cette optique, les forces du B.I.E.N., organisation écologique en limite de terrorisme, sont l’incarnation d’une dérive. 

Les deux frères ne sont qu’un, bien entendu. Ils ne sont pas l’avers et le revers d’une même médaille, même si David l’informaticien gagne sa vie en jouant sur deux seuls tableaux, le 0 et le 1 du code binaire, et si Antoine le rebelle écolo n’envisage le monde qu’en bien et en mal. Ils sont, tous deux, ensemble et indissociablement, l’homme qui cherche sa troisième dimension. Cette troisième dimension, Bologne lui aussi la cherche, la malaxe et la triture sur le mode de la fiction. Et ce mode fictionnel, depuis des années d’écriture fictionnelle, est donné en partage au lecteur. Dans la langue elle-même, par une recherche stylistique particulièrement flagrante dans ce texte, basée sur l’allitération (« Ainsi va la vie, vaticine David », par exemple) ou l’allusion philosophique (« Je cherche un homme »). Par le retournement incessant du déroulé romanesque, péripéties et rebondissements enchâssés dans une droite ligne d’humour et d’érudition. Ce qui ne signifie pas qu’il y ait plusieurs lectures. Je l’ai dit plus haut : il y a plusieurs entrées, et toutes sont valides. Il y a, à l’évidence, plusieurs strates de lecture, mais l’une n’occulte pas les autres. Après tout, on joue au tarot entre amis tout en sachant que les lames sont par ailleurs symboliques. 

Antoine et David sont des personnages de fiction qui nous entraînent dans un monde éminemment contemporain – l’écologie, le numérique. Mais nous embarquent aussi dans un monde intemporel de questionnement sur le sens de notre existence, sur la validité des vérités établies ou imposées, sur la liberté et la valeur de l’esprit. Jean Claude Bologne est de ces écrivains – ils sont peu nombreux – qui parviennent à tresser, dans des romans généreux, des thèmes obsessionnels et universels. Le Nouvel An cannibale est un jalon dans son œuvre envisagée dans son ensemble. Il est, me semble-t-il, de la veine d’un de ses précédents romans, Le Secret de la Sibylle. Aventure, interrogation philosophique, arrière-plan alchimique, décors médiévaux, fiction fictionnante contemporaine. Un jaillissement d’érudition sérieuse et d’humour pétillant.