dimanche 11 août 2019

Des miroirs et des alouettes de Le Minot Tiers


Le Minot Tiers, Des miroirs et des alouettes, éd. La ligne d’erre,  mai 2019, 200 pages.
  
Deux articles ont soulevé ma curiosité ces dernières semaines, l’un de Paul Maugendre sur son blog Les Lectures de l’oncle Paul, et l’autre de Serge Cabrol sur le site de la revue Encres Vagabondes, deux articles qui parlaient d’un même roman qui n’en était pas vraiment un, une sorte de bombe de l’imaginaire qui tendait vers la Nouvelle Fiction et la métalepse. De quoi aiguiser, pour le moins, ma curiosité. Et donc, je suis allée lire Des miroirs et des alouettes d’un certain Le Minot Tiers, publié par une maison d’édition dont la raison sociale est La ligne d’erre, et qui semble n’avoir été fondée que pour abriter ces aventures échevelées.

Peut-être faut-il commencer par parler du chat, qui est le chat du voisin du narrateur. Un chat métaleptique comme tous les chats – il passe d’un jardin à l’autre et d’une histoire à l’autre –, il aperçoit le rayon vert dans l’île aux trois volcans, il est mort et pas mort comme tous les chats depuis Schrödinger, et il porte un collier qui, comme le chat de Men in Black, constitue la clé de l’énigme. Sur ce collier est inscrit « lector in fabula », enfin, les lettres ne sont pas dans le bon ordre, mais le lecteur ne s’y trompe pas.

Peut-être faut-il poursuivre par l’évocation du chien. C’est un border collie, l’un de ces chiens que l’on dresse à rassembler les troupeaux. Ce qui est intéressant, dans la race du chien, c’est bien le mot « border », qui marque la frontière. Les deux animaux n’ont pas de nom, ils sont symboliques, ils incarnent deux parties irréconciliables et complémentaires de l’attitude face à l’espace – et au temps, mais on sait que c’est la même chose. Le chat métaleptique qui traverse les clôtures et le chien diégétique qui garde le foyer. D’ailleurs, dans le texte est évoqué le film Interstellar, et, du coup, on comprend mieux. Je n’en dis pas plus…

Peut-être faut-il préciser, à toutes fins utiles, que les termes « métalepse » et « diégèse » appartiennent à l’univers de la narratologie, cette branche spécifique de la lecture critique qui analyse le texte selon sa forme. Le plus bel exemple de métalepse n’est pas littéraire mais cinématographique : dans The Purple Rose of Cairo de Woody Allen, un acteur sort de l’écran et entraîne une spectatrice dans l’histoire. La métalepse, c’est ça. C’est le chat qui sort de son jardin pour aller vivre d’autres histoires dans d’autres jardins. La plus simple explication du terme diégèse est elle aussi cinématographique : dans Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda, on suit les déambulations de l’héroïne en temps réel, durant deux heures. La diégèse du film – le temps qui s’écoule dans le film – correspond exactement au temps écoulé pour le spectateur. Dans le roman, c’est le chien qui attend sa maîtresse et qui, si elle s’absente trop longtemps, pose sa crotte sur les pantoufles. Le chien est dans le temps de l’histoire.

Mais quelle histoire ? Des miroirs et des alouettes raconte une histoire, c’est un fait, même si le narrateur s’ingénie à expliquer à son lecteur que l’histoire est déjà passée, ou à venir – bonjour la diégèse, et bonjour Schrödinger. Il est question d’un manuscrit en train de s’écrire à partir de fragments épars ; de la révélation d’une supercherie littéraire et de la tentative de réhabilitation d’un auteur qui toute sa vie a employé un ghost writer ; d’un logiciel qui peut prédire ce que seront les romans à venir d’un écrivain. Ce logiciel-là, parfaitement envisageable, est terrifiant.

Le roman prend tout son sens lorsqu’apparaît une jeune critique au prénom épicène que le narrateur croit être, dans un premier temps, un homme. Cette jeune femme – qui n’est pas nommée, comme le chien et le chat elle est de l’ordre du symbole – est géographe, et « analyse les romans comme des terrains où les romanciers s’autorisent des jeux avec l’espace. » Derrière le pseudonyme de Le Minot Tiers se cache – et ne se cache pas – Lionel Dupuy, docteur et HDR en géographie, qui a beaucoup publié sur Jules Verne. On peut imaginer que son entreprise littéraire, dont Des miroirs et des alouettes ne constitue que le premier volet, est une mise en pratique de ses réflexions scientifiques et universitaires.

Mais ce roman – roman ? – n’est pas qu’une expérience. Il est écrit sur le mode de l’apostrophe au lecteur, certes, mais dans une langue savoureuse qui ne s’interdit rien. On y trouve des références à Jules Verne, bien entendu, mais aussi à Gracq et singulièrement au Rivage des Syrtes – Erik Orsenna apparaît en guest star non créditée au générique. Le lecteur, ce « lector in fabula » convoqué par le collier du chat métaleptique, est par deux fois au moins surpris par ce qu’il prend, de prime abord, pour des coquilles. Mais non, dans le texte, c’est bien « attendre » qu’il faut lire, et non « atteindre », et, un peu plus loin, c’est bien « Vanessa est le chien » et non « Vanessa et le chien ». Le diable, ce diable dont le narrateur avoue avoir appris l’existence en même temps que la non-existence du Père Noël – rebonjour Schrödinger – se cache dans cette sorte de détails du texte.

Je suis bien incapable de dire à qui s’adresse ce roman – roman ? – et quel lecteur modèle il convoque. Dans tous les cas, un lecteur ferré à glace sur les littératures de l’imaginaire et prêt à perdre pied. Je ne sais même pas dire si j’ai aimé cette lecture, ou non. Toujours est-il que j’ai dévoré Des miroirs et des alouettes d’une traite, et à mon avis c’est le bon tempo, parce qu’en lecture fragmentée on doit s’y perdre. De toutes façons, peu de risques que l’on fragmente sa lecture : même si l’on n’y comprend pas grand-chose, on se laisse porter par une écriture formidable, d’une fluidité totale, allusive et percutante. Roborative.