Catherine Dufour, Ada ou la beauté des nombres, éd. Fayard, septembre 2019, 300 pages.
Ada Lovelace, je
l’ai croisée plusieurs fois ces dernières années, au fil des pages ou sur les
écrans. Chez Antoine Bello, par exemple, ou encore dans la troisième saison de
la série Victoria, et, bien entendu,
dans une biographie de Byron. Mais c’est la première fois qu’un livre lui est
consacré en français. La biographe, c’est Catherine Dufour, une femme
formidable qui publie des chroniques dans Le
Monde diplomatique, écrit des romans de science-fiction, et,
accessoirement, est ingénieure en informatique. La figure d’Ada Lovelace ne
pouvait que l’intéresser.
Augusta Ada
(1815-1852) est la fille de lord Byron et d’Annabella Milbanke – que son poète
d’époux surnommait « The Princess
of Parallelograms ». Le mariage ne dure pas, Byron est un sale type qui
violente sa femme. Ada ne verra que très peu son père. Annabella est une mère
tortionnaire, qui applique les principes de l’éducation en vigueur en cette ère
georgienne : corsets contre la scoliose, privations et humiliations. On
découvre, dans cette biographie, le côté le plus noir de l’éducation à
l’anglaise. Catherine Dufour décrit les sévices imposés, et dresse le portrait
d’une mère terrifiante. L’enfance d’Ada n’est que le prélude à une vie d’adulte
elle aussi compliquée et mâtinée de violence. Elle se marie à un M. King comte
de Lovelace, a trois enfants, mais la maternité ne l’intéresse guère, et son
époux est violent. La vie des femmes, au tournant des ères georgienne et
victorienne, ressemble singulièrement à l’enfer : elles passent d’une
tutelle à l’autre, jamais autonomes. Cet aspect-là de la société est
formidablement montré et écrit par Catherine Dufour.
Ada est une surdouée, qui se passionne sur le tard –
entendons-nous : après le mariage et les grossesses – pour les
mathématiques, l’algèbre, la géométrie. Passons quelques étapes, et
retrouvons-la aux côtés de Charles Babbage, devant les plans de la « machine
à différences ». Voilà la première conception de l’ordinateur. Ada
s’enthousiasme, travaille à des traductions d’articles, et rédige la première
« boucle », c’est-à-dire le premier algorithme de l’histoire. Mais
elle est femme et quand on est femme, on ne fait pas ces choses-là… Elle ne
peut signer ses découvertes que de ses initiales, et cela, peut-être la rend
folle. Très peu de reconnaissance dans le milieu scientifique. La vie d’Ada
prend ensuite un tour échevelé : amant, pertes au jeu, maladie…
Catherine Dufour choisit de raconter la vie d’une femme exceptionnelle
dans une langue très contemporaine qui sied comme un gant à son héroïne. Le
milieu d’Ada est rendu dans son aspect historique et familial, on y croise
toutes les figures importantes du temps : Faraday, Sommerville, Babbage, et
bien d’autres, hommes et femmes de sciences et géniaux visionnaires. On y
croise aussi, en des temps décalés, après la mort d’Ada, la trajectoire de tous
ceux qui ont été évoqués, qui ont fait partie, de près ou de loin, de la vie de
la comtesse de Lovelace. Parmi eux, bien entendu, Byron et sa sœur Augusta, les
trois enfants d’Ada, sa mère, son époux, mais également Claire, la demi-sœur de Mary
Shelley, qui elle aussi a donné une fille à Byron. Tout un monde surgit, entremêlé.
Ada ou la beauté des nombres est une biographie qui se lit d’une traite, menée tambour battant dans une
langue délectable loin de tout académisme, et qui, enfin !, nous fait
entrer un peu plus avant dans la vie d’une femme remarquable. Oui, on peut
avoir été informaticienne avant l’apparition de l’ordinateur. Ainsi, Ada
Lovelace. Qui voulait faire de la « science poétique » alliant les
mathématiques maternelles et la poésie paternelle, qui rêvait d’une machine
concevant de la musique, qui a conceptualisé l’idée-même d’intelligence
artificielle.