dimanche 29 décembre 2019

Ada ou la beauté des nombres de Catherine Dufour


Catherine Dufour, Ada ou la beauté des nombres, éd. Fayard, septembre 2019, 300 pages.

Ada Lovelace, je l’ai croisée plusieurs fois ces dernières années, au fil des pages ou sur les écrans. Chez Antoine Bello, par exemple, ou encore dans la troisième saison de la série Victoria, et, bien entendu, dans une biographie de Byron. Mais c’est la première fois qu’un livre lui est consacré en français. La biographe, c’est Catherine Dufour, une femme formidable qui publie des chroniques dans Le Monde diplomatique, écrit des romans de science-fiction, et, accessoirement, est ingénieure en informatique. La figure d’Ada Lovelace ne pouvait que l’intéresser.

Augusta Ada (1815-1852) est la fille de lord Byron et d’Annabella Milbanke – que son poète d’époux surnommait « The Princess of Parallelograms ». Le mariage ne dure pas, Byron est un sale type qui violente sa femme. Ada ne verra que très peu son père. Annabella est une mère tortionnaire, qui applique les principes de l’éducation en vigueur en cette ère georgienne : corsets contre la scoliose, privations et humiliations. On découvre, dans cette biographie, le côté le plus noir de l’éducation à l’anglaise. Catherine Dufour décrit les sévices imposés, et dresse le portrait d’une mère terrifiante. L’enfance d’Ada n’est que le prélude à une vie d’adulte elle aussi compliquée et mâtinée de violence. Elle se marie à un M. King comte de Lovelace, a trois enfants, mais la maternité ne l’intéresse guère, et son époux est violent. La vie des femmes, au tournant des ères georgienne et victorienne, ressemble singulièrement à l’enfer : elles passent d’une tutelle à l’autre, jamais autonomes. Cet aspect-là de la société est formidablement montré et écrit par Catherine Dufour.

Ada est une surdouée, qui se passionne sur le tard – entendons-nous : après le mariage et les grossesses – pour les mathématiques, l’algèbre, la géométrie. Passons quelques étapes, et retrouvons-la aux côtés de Charles Babbage, devant les plans de la « machine à différences ». Voilà la première conception de l’ordinateur. Ada s’enthousiasme, travaille à des traductions d’articles, et rédige la première « boucle », c’est-à-dire le premier algorithme de l’histoire. Mais elle est femme et quand on est femme, on ne fait pas ces choses-là… Elle ne peut signer ses découvertes que de ses initiales, et cela, peut-être la rend folle. Très peu de reconnaissance dans le milieu scientifique. La vie d’Ada prend ensuite un tour échevelé : amant, pertes au jeu, maladie…

Catherine Dufour choisit de raconter la vie d’une femme exceptionnelle dans une langue très contemporaine qui sied comme un gant à son héroïne. Le milieu d’Ada est rendu dans son aspect historique et familial, on y croise toutes les figures importantes du temps : Faraday, Sommerville, Babbage, et bien d’autres, hommes et femmes de sciences et géniaux visionnaires. On y croise aussi, en des temps décalés, après la mort d’Ada, la trajectoire de tous ceux qui ont été évoqués, qui ont fait partie, de près ou de loin, de la vie de la comtesse de Lovelace. Parmi eux, bien entendu, Byron et sa sœur Augusta, les trois enfants d’Ada, sa mère, son époux, mais également Claire, la demi-sœur de Mary Shelley, qui elle aussi a donné une fille à Byron. Tout un monde surgit, entremêlé.

Ada ou la beauté des nombres est une biographie qui se lit d’une traite, menée tambour battant dans une langue délectable loin de tout académisme, et qui, enfin !, nous fait entrer un peu plus avant dans la vie d’une femme remarquable. Oui, on peut avoir été informaticienne avant l’apparition de l’ordinateur. Ainsi, Ada Lovelace. Qui voulait faire de la « science poétique » alliant les mathématiques maternelles et la poésie paternelle, qui rêvait d’une machine concevant de la musique, qui a conceptualisé l’idée-même d’intelligence artificielle.