lundi 23 décembre 2019

Fauré et l’inexprimable de Vladimir Jankélévitch


Vladimir Jankélévitch, Fauré et l’inexprimable, éd. Plon, novembre 2019, 430 p.

Tout est dans le titre, comme toujours. La musique est l’art de l’ineffable – en cela se distingue-t-elle de la peinture, peut-être, et encore, pas sûr. Mais l’ineffable, l’inexprimable, comment le cerner, puisque, justement, il ne peut être exprimé ? Il y a, sans doute, dans la musique française des débuts du XXème siècle, quelque chose qui ne ressemble à rien d’encore connu, d’encore dit. Un presque rien essentiel qui, chez Fauré, Debussy et Ravel, exprime ce qu’est la précarité, et pas seulement celle de l’existence. Les vagues de la mer, les jeux d’eau, les sortilèges. Qui tente de s’écrire, chez Proust. Qui cherche sa réalité immatérielle, chez Mallarmé. Vladimir Jankélévitch, était philosophe ET musicologue. Autant dire qu’il jouait sur deux tableaux, en même temps. Mais pas en parallèle. Chez Gabriel Fauré, ce qu’il sonde, c’est la poésie.

La poésie, en musique, s’exprime de deux manières : par le son, bien entendu, mais aussi, plus graphiquement – comment, la musique est graphique ? Et la poésie aussi ? Mais oui ! – dans la partition elle-même, dans le dessin des notes. Pour goûter dans son entièreté cet ouvrage, il faut savoir déchiffrer les partitions. Il faut pouvoir suivre une pensée philosophique et sensible qui elle-même découle de l’écoute et du déchiffrement. La musique rassemble tous les arts, et Jankélévitch, chez Fauré, les débusque tous. Prenons pour exemple la page 194 de cet ouvrage :

«  Ce ton de MI, sur lequel se lève, comme sur un ciel pâle, le rideau de la Chanson d’Eve, il est commun à trois mélodies détachées, parues dans le même temps : le Don Silencieux op.92 (1906), Chanson, d’après Henri de Régnier op.94 (1907), et une Vocalise qui est une véritable mélodie sans parole ; il baignera de sa calme lumière, dans le Quatuor, les “verba ultima” du vieillard. »

On en conviendra, les réflexions de Jankélévitch sur Fauré semblent s’adresser à un public averti. Sans forcément être ferré à glace sur l’œuvre entière de Gabriel Fauré, il faut savoir déchiffrer, siffloter, ou entendre dans sa tête les portées qui étayent la démonstration philosophique. Cependant, dans l’écriture même de Jankélévitch, l’ineffable est à l’œuvre : ce « ciel pâle », cette « calme lumière », sont mis en mots et en images. Cet art d’embrasser le graphisme de la partition, la couleur suggérée et ressentie – un trait rimbaldien –, la poésie… Pour le lecteur – la lectrice – le plaisir de lecture égale celui du mélomane éclairé.

Un ouvrage à mettre, réflexion faite, entre toutes les mains, y compris entre celles des néophytes. On y entend, par-delà la mélodie d’amour à la musique française, la voix d’un homme remarquable :

« Et pourtant, c’est un fait : la grande phrase du sixième Nocturne trouve d’emblée, comme une amie, le chemin du cœur. A condition, bien entendu, qu’on en ait un. »

Quelque part, là, dans la conclusion de l’ouvrage, se joue, en sourdine, le combat d’un homme qui a renoncé à la musique allemande ; qui dit son amour de la France ; qui, debout, invaincu, parle de morale et de cœur.