Vladimir Jankélévitch, Fauré et l’inexprimable, éd. Plon, novembre 2019, 430 p.
Tout est dans le
titre, comme toujours. La musique est l’art de l’ineffable – en cela se
distingue-t-elle de la peinture, peut-être, et encore, pas sûr. Mais l’ineffable,
l’inexprimable, comment le cerner, puisque, justement, il ne peut être
exprimé ? Il y a, sans doute, dans la musique française des débuts du
XXème siècle, quelque chose qui ne ressemble à rien d’encore connu, d’encore
dit. Un presque rien essentiel qui, chez Fauré, Debussy et Ravel, exprime ce
qu’est la précarité, et pas seulement celle de l’existence. Les vagues de la
mer, les jeux d’eau, les sortilèges. Qui tente de s’écrire, chez Proust. Qui
cherche sa réalité immatérielle, chez Mallarmé. Vladimir Jankélévitch, était philosophe
ET musicologue. Autant dire qu’il jouait sur deux tableaux, en même temps. Mais
pas en parallèle. Chez Gabriel Fauré, ce qu’il sonde, c’est la poésie.
La poésie, en
musique, s’exprime de deux manières : par le son, bien entendu, mais
aussi, plus graphiquement – comment, la musique est graphique ? Et la
poésie aussi ? Mais oui ! – dans la partition elle-même, dans le
dessin des notes. Pour goûter dans son entièreté cet ouvrage, il faut savoir
déchiffrer les partitions. Il faut pouvoir suivre une pensée philosophique et
sensible qui elle-même découle de l’écoute et du déchiffrement. La musique
rassemble tous les arts, et Jankélévitch, chez Fauré, les débusque tous. Prenons
pour exemple la page 194 de cet ouvrage :
« Ce ton de
MI, sur lequel se lève, comme sur un ciel pâle, le rideau de la Chanson d’Eve, il est commun à trois
mélodies détachées, parues dans le même temps : le Don Silencieux op.92 (1906), Chanson, d’après Henri de Régnier op.94
(1907), et une Vocalise qui est
une véritable mélodie sans parole ; il baignera de sa calme lumière, dans
le Quatuor, les “verba ultima” du vieillard. »
On en conviendra,
les réflexions de Jankélévitch sur Fauré semblent s’adresser à un public
averti. Sans forcément être ferré à glace sur l’œuvre entière de Gabriel Fauré,
il faut savoir déchiffrer, siffloter, ou entendre dans sa tête les portées qui
étayent la démonstration philosophique. Cependant, dans l’écriture même de
Jankélévitch, l’ineffable est à l’œuvre : ce « ciel pâle »,
cette « calme lumière », sont mis en mots et en images. Cet art
d’embrasser le graphisme de la partition, la couleur suggérée et ressentie – un
trait rimbaldien –, la poésie… Pour le lecteur – la lectrice – le plaisir de
lecture égale celui du mélomane éclairé.
Un ouvrage à
mettre, réflexion faite, entre toutes les mains, y compris entre celles des
néophytes. On y entend, par-delà la mélodie d’amour à la musique française, la
voix d’un homme remarquable :
« Et
pourtant, c’est un fait : la grande phrase du sixième Nocturne trouve
d’emblée, comme une amie, le chemin du cœur. A condition, bien entendu, qu’on
en ait un. »
Quelque part, là, dans
la conclusion de l’ouvrage, se joue, en sourdine, le combat d’un homme qui a
renoncé à la musique allemande ; qui dit son amour de la France ;
qui, debout, invaincu, parle de morale et de cœur.