Alain Damasio, Les Furtifs, éd. La Volte, 18 avril
2019, 704 pages.
La littérature
d’anticipation n’a rien à voir avec la science fiction. Comme son nom
l’indique, elle anticipe sur une situation de départ qui est contemporaine à la
rédaction du roman. Elle se distingue de la prospective par un foisonnement de
l’imaginaire, qu’il soit littéraire, poétique, ou horrifique. Alain Damasio,
dans Les Furtifs, porte l’anticipation
à l’un des sommets de la littérature. Il parvient, en créant un univers
parfaitement identifiable, en basant la quête de son héros sur un motif humain
où l’émotion le dispute à la psychologie, en inventant des êtres capables de
s’hybrider et impossibles à apercevoir, à asseoir une fiction magnifique qui
parle de nous, de ce que nous sommes depuis toujours – des êtres doués de
sentiments –, et de notre monde – de sa dérive libérale et connectiviste. Dans
une langue majestueuse, inventive et savoureuse, où chaque néologisme est une
surprise autant qu’une évidence.
Lorca Varèse – ce
nom ! poésie et musique… – et sa femme Sahar ont perdu leur fille de
quatre ans quelques années avant que le roman démarre. La petite Tishka s’est
littéralement évaporée de sa chambre close, comme dans un roman à mystère. Les
enquêteurs ont retrouvé sur l’espagnolette de la fenêtre, cette fenêtre au bois
gonflé si difficile à ouvrir pour les parents et impossible à ouvrir pour un
enfant, les marques de trois des doigts de Tishka. Lorca et Sahar ont eu
recours à toutes les formes possibles d’investigation, y compris les shamans et
les médiums lorsque la police a baissé les bras. Désillusion. Sahar a du mal à
faire son deuil. Lorca est persuadé que sa fille est toujours vivante, qu’elle
a suivi un « Furtif », un de ces êtres qui relèvent de la presque
légende urbaine, et auxquels Sahar ne croit pas. Lorca et Sahar formaient un
couple légèrement dissident, légèrement déviant. Lui était chargé, en tant que
sociologue, de superviser les communes autogérées. Elle continue d’être « proferrante »,
c’est-à-dire qu’elle installe sa salle de classe en plein air, comme les
troupes de théâtre installaient leurs tréteaux sur les places des villages.
Elle dispense des cours d’éducation civique. La France des années 2040 que met
en scène Damasio est allée au bout de sa logique : les villes ont été
vendues aux marques, et l’éducation nationale n’existe plus.
Tirant un fil – le
fil de nos inquiétudes – Alain Damasio bâtit un monde plausible où Lyon s’appelle
désormais Nestlyon, où Lille est devenue Lille-Auchan, et où Paris, rachetée
par l’industrie du luxe, est désormais Paris-LVMH. Dans ces villes privatisées,
l’accès n’est pas garanti à tous. Les citoyens, si tant est que ce mot ait
encore un sens, sont définis en classes standard, prémium et privilège, selon
une dénomination qui rend compte de notre vie absolument contemporaine : les
abonnements prémiums et privilèges, nous voyons tout à fait de quoi il
retourne. Dans Les Furtifs, les
membres standard n’ont pas accès au centre ville, par exemple, ni leurs enfants
aux espaces verts. Classes sociales pas mortes, ou ressuscitées. Lorca et Sahar
vivent au bord du Rhône, dans la ville d’Orange qui n’a pas été rebaptisée,
puisqu’elle portait déjà le nom d’une marque de télécommunication. Bonne
aubaine : ce qui coûte le plus cher, dans l’achat d’une ville, c’est
l’achat du nom.
Ce monde plausible
et terrifiant que Damasio nous écrit – et non décrit – est un univers paranoïde
unilatéralement connecté, avec pubs ciblés se déclenchant au passage des piétons
ou des cyclistes, bague faisant office de terminal de transmission et de
traçage, et, bien entendu, hackers contournant le système. C’est demain, mais
c’est déjà aujourd’hui. Un aujourd’hui amplifié tout légèrement, suivant sa
pente. Sahar et Lorca vivent désormais séparés, elle dans son chagrin, lui dans
son espoir. Lui, à la quarantaine, abandonne sa charge de sociologue et intègre
l’armée, à seule fin de découvrir ce que sont ces Furtifs qui lui ont volé sa
fille – croit-il. Il se retrouve dans un groupe d’élite formé de quatre membres
dont il est le novice tout juste intronisé. Les Furtifs sont une invention
littéraire, artistique et musicale. Alain Damasio imagine des êtres – un peu
plus que des animaux chimériques – souffrant du syndrome de la Gorgone :
dès qu’ils se savent vus, ils se figent. Se transforment en sculpture de
céramique, dont aucun artiste n’aurait pu pétrir la fuite élancée. Ils sont
beaux, dans leur pétrification. Ils sont émouvants et mystérieux, ils ont échappé
à la véritable prise : aucun d’eux, jamais, n’a pu être capturé vivant. On
ne capture que de l’inerte. Inerte, c’est justement ce que les Furtifs ne sont
pas : invisibles et mouvants, ils communiquent sur le mode sonore, à peu
près inaudible pour tous. Ils sont musique, chant et voix, mais on ne les
entend pas. Ils symbolisent une certaine idée de la liberté. Lorca est devenu
un chasseur de Furtifs, il doit aiguiser son sens de l’ouïe autant que sa
vitesse de préhension et sa sensibilité humaine. La chasse aux Furtifs relève
de la grâce du danseur, de l’agilité du cobra, et de la justesse du musicien.
La musique – ce
condensé d’émotion – est le cœur battant du roman. Avec le livre, on achète
aussi une bande-son originale, signée Yann Péchin qui a été le guitariste de
Bashung et de Rachid Taha, entre autres. Dans le chapitre intitulé « Batara
Kala », on est transportés dans un des territoires autogérés dont
s’occupait Lorca Varèse avant son entrée dans l’armée : une île
artificielle sur le Rhône, habitée majoritairement par des Balinais, qui y font
résonner leur musique, y cultivent le riz en terrasse, et perpétuent la
tradition des offrandes. La musique balinaise est l’une des plus complexes au
monde. Elle est peut-être une des clés d’entrée dans le monde sonore des
Furtifs. A Bali perdure – et a perduré dans le roman – la danse Kecak, cette
transe qui permet l’accès à d’autres réalités, impartageables. Le chapitre
« Batara Kala » est un basculement dans le récit, une pause pour
l’équipe de chasseurs à laquelle appartient désormais Lorca, un chemin
d’initiation pour Lorca lui-même, et un épisode à la fois lumineux et mystique.
Cette Bali du delta du Rhône est une station sur le chemin de la quête.
Mais le livre a plusieurs
cœurs battants. L’un de ces cœurs est graphique. Comme dans La Horde du Contrevent, les personnages
principaux font entendre leur voix selon une typographie qui leur est
attribuée, magnifiquement pensée et dessinée par la graphiste Esther Szac. Lorca
est tout en ronds et points – il apparaît seul, emprisonné dans son espoir –
tandis que Saskia Larsen la bien nommée, la jeune fille à l’oreille parfaite,
parfaitement formée à la chasse sonore des Furtifs, est symbolisée par des jeux
de parenthèses et de volutes rondes ou aiguës qui disent tout de sa sensibilité
à saisir dans l’air le moindre son, la moindre vibration. Dans la langue-même
du roman se mêlent les trouvailles des néologismes, l’espagnol grammaticalement
dissident de l’argentin, la langue parlée contemporaine… A la musique, au
graphisme et la langue elle-même s’ajoute le motif de la couleur. Le chapitre
1, intitulé « Le Blanc » ouvre un chromatisme qu’il appartient au
lecteur de découvrir.
La société
mercatisée – marketised, pour le dire à l’anglo-saxonne, ou mercadotecnizada,
pour enchaîner sur la langue hispano-argentine qui parcourt le roman – que Damasio
met en scène éveille ses propres contrepoisons. En cela, Les Furtifs est un livre politique. Voilà un roman qui parle d’aujourd’hui
et de toujours, et qui prévient sur demain. Ce que l’on chasse, que l’on ne
comprend pas et qui effraie, renferme peut-être une dimension autre, qui nous
pousse vers le haut. La disparition inexpliquée d’un enfant comme chemin vers
le dépassement. De soi, et du monde imposé.
Alain Damasio est
de ces auteurs rares qui parviennent à rassembler, dans leur imaginaire propre,
les soucis de chacun, et la marche du monde. Dans Les Furtifs, le politique, l’économique et le social sont envisagés
sous un angle ontologique et philosophique, c’est évident, mais jouent aussi
sur la partition musicale et chromatique. Autant dire sur l’émotion et
l’humaine perception. Un grand roman, à n’en pas douter. De ceux qui marquent
une époque.