Anne Tyler, Vinegar Girl,
traduit de l’anglais (USA) par Cyrielle Ayakatsikas, éd. 10/18, avril 2019
Ne vous fiez pas à
la couverture pastel de ce roman, il ne s’agit en aucun cas d’une romance.
D’ailleurs, la quatrième de couverture nous prévient : voilà une variation
sur le thème de La Mégère apprivoisée dans l’Amérique contemporaine. Le docteur
Battista ne peut se résoudre à voir partir son assistant, car ses recherches
sont sur le point d’aboutir. Comment garder auprès de lui ce Pyotr Shcherbakov
dont le visa va expirer ? Ah ben tiens, en le mariant à sa fille aînée,
qui n’a pas de prétendant et n’est pas très facile à vivre…
« Il devait estimer qu’elle ne valait rien ; elle n’était qu’une monnaie d’échange dans sa quête acharnée du monde scientifique. Après tout, quel véritable but poursuivait-elle dans la vie ? Elle était proprement incapable de trouver un homme qui l’aimerait pour ce qu’elle était, devait-il penser, alors pourquoi ne pas tout bonnement la refourguer à quelqu’un qui lui serait utile à lui ? »
La fille aînée
s’appelle Kate – comme chez Shakespeare, et le patronyme Battista renvoie lui
aussi à la pièce –, elle a 29 ans et travaille dans une école maternelle. Elle
vit dans la maison paternelle et s’occupe de tout : des repas, de
l’éducation de sa sœur adolescente, de la déclaration d’impôts... La vie
familiale est réglée selon les préceptes paternels. Tout a été rationnalisé,
surtout les repas, qui se réduisent à une « purée de viande »
intégrant tous les aliments nécessaires à une bonne hygiène alimentaire. Le
paternel est dans la lune, il a des allures de savant fou, et seules les souris
de son laboratoire lui importent.
Comment Kate en
arrive-t-elle à accepter ce deal –
faire un mariage blanc pour que Pyotr obtienne une carte verte ? C’est ce
que Anne Tyler parvient à faire accepter au lecteur, dans une analyse au
scalpel trempé dans l’acide. Vinegar Girl
porte bien son titre. Mais c’est tout autant Vinegar Family ou Vinegar Society.
Les scènes se déroulant à l’école maternelle – les scénarios inventés par les
enfants et les remarques entre collègues et employeurs – sont représentatives
d’une bien-pensance pesante, de même que les scènes où apparaissent les autres
membres de la famille de Kate. La tante, par exemple, est caricaturée avec une
féroce légèreté.
La petite sœur de
Kate, Bunny, s’exprime avec des tournures affirmatives prononcées sur le mode
interrogatif, ce qui donne des dialogues absolument savoureux. Il faut saluer
la traductrice, qui a su donner à Pyotr un phrasé décalé et intelligible, sans
caricature. Il y a aussi, dans ce roman, une recherche formelle sur la langue
qui n’est pas à négliger. On est loin de la chick-lit
que laisse supposer la couverture. Si l’héroïne est une trentenaire à la
recherche de l’amour, son parcours est bien différent des héroïnes habituelles
de chick-lit, et le traitement des personnages relève de la littérature pensée
et pesée.
Le sort de Kate
n’est pas celui de la fille soumise. Au contraire, Kate trouve le moyen de
sortir de son carcan, de reprendre ses études, et d’envisager l’avenir.
Finalement ce n’est pas la mégère apprivoisée mais plutôt la fausse mégère –
ainsi perçue par les autres – qui trouve un chemin de liberté. Anne Tyler ne perd pas son héroïne du regard. Un
regard acéré, ironique et percutant. Voilà un roman diablement dérangeant, dérangeant
au carré, dans le sens où il dérange un ordre établi par le pater familias qui
voulait bousculer les normes et la loi. Son seul souci est de prendre des
photos pouvant prouver aux services de l’immigration qu’il ne s’agit pas d’une
entourloupe. La lectrice est assez satisfaite que le plan ourdi par le père
pour garder près de lui ET son assistant ET sa fille qui lui sert de
gouvernante, se retourne, au moins à demi, contre lui.
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