samedi 18 mai 2019

Vinegar Girl de Anne Tyler


Anne Tyler, Vinegar Girl, traduit de l’anglais (USA) par Cyrielle Ayakatsikas, éd. 10/18, avril 2019

Ne vous fiez pas à la couverture pastel de ce roman, il ne s’agit en aucun cas d’une romance. D’ailleurs, la quatrième de couverture nous prévient : voilà une variation sur le thème de La Mégère apprivoisée dans l’Amérique contemporaine. Le docteur Battista ne peut se résoudre à voir partir son assistant, car ses recherches sont sur le point d’aboutir. Comment garder auprès de lui ce Pyotr Shcherbakov dont le visa va expirer ? Ah ben tiens, en le mariant à sa fille aînée, qui n’a pas de prétendant et n’est pas très facile à vivre…

« Il devait estimer qu’elle ne valait rien ; elle n’était qu’une monnaie d’échange dans sa quête acharnée du monde scientifique. Après tout, quel véritable but poursuivait-elle dans la vie ? Elle était proprement incapable de trouver un homme qui l’aimerait pour ce qu’elle était, devait-il penser, alors pourquoi ne pas tout bonnement la refourguer à quelqu’un qui lui serait utile à lui ? »

La fille aînée s’appelle Kate – comme chez Shakespeare, et le patronyme Battista renvoie lui aussi à la pièce –, elle a 29 ans et travaille dans une école maternelle. Elle vit dans la maison paternelle et s’occupe de tout : des repas, de l’éducation de sa sœur adolescente, de la déclaration d’impôts... La vie familiale est réglée selon les préceptes paternels. Tout a été rationnalisé, surtout les repas, qui se réduisent à une « purée de viande » intégrant tous les aliments nécessaires à une bonne hygiène alimentaire. Le paternel est dans la lune, il a des allures de savant fou, et seules les souris de son laboratoire lui importent.

Comment Kate en arrive-t-elle à accepter ce deal – faire un mariage blanc pour que Pyotr obtienne une carte verte ? C’est ce que Anne Tyler parvient à faire accepter au lecteur, dans une analyse au scalpel trempé dans l’acide. Vinegar Girl porte bien son titre. Mais c’est tout autant Vinegar Family ou Vinegar Society. Les scènes se déroulant à l’école maternelle – les scénarios inventés par les enfants et les remarques entre collègues et employeurs – sont représentatives d’une bien-pensance pesante, de même que les scènes où apparaissent les autres membres de la famille de Kate. La tante, par exemple, est caricaturée avec une féroce légèreté.

La petite sœur de Kate, Bunny, s’exprime avec des tournures affirmatives prononcées sur le mode interrogatif, ce qui donne des dialogues absolument savoureux. Il faut saluer la traductrice, qui a su donner à Pyotr un phrasé décalé et intelligible, sans caricature. Il y a aussi, dans ce roman, une recherche formelle sur la langue qui n’est pas à négliger. On est loin de la chick-lit que laisse supposer la couverture. Si l’héroïne est une trentenaire à la recherche de l’amour, son parcours est bien différent des héroïnes habituelles de chick-lit, et le traitement des personnages relève de la littérature pensée et pesée.

Le sort de Kate n’est pas celui de la fille soumise. Au contraire, Kate trouve le moyen de sortir de son carcan, de reprendre ses études, et d’envisager l’avenir. Finalement ce n’est pas la mégère apprivoisée mais plutôt la fausse mégère – ainsi perçue par les autres – qui trouve un chemin de liberté.  Anne Tyler ne perd pas son héroïne du regard. Un regard acéré, ironique et percutant. Voilà un roman diablement dérangeant, dérangeant au carré, dans le sens où il dérange un ordre établi par le pater familias qui voulait bousculer les normes et la loi. Son seul souci est de prendre des photos pouvant prouver aux services de l’immigration qu’il ne s’agit pas d’une entourloupe. La lectrice est assez satisfaite que le plan ourdi par le père pour garder près de lui ET son assistant ET sa fille qui lui sert de gouvernante, se retourne, au moins à demi, contre lui.

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