vendredi 15 février 2019

Regards croisés (35) – Tintin


Regards croisés
Un thème, deux lectures – avec Virginie Neufville



Hergé, L’Etoile mystérieuse, Les aventures de Tintin, éd. Casterman, 1941.

De tous les albums de Tintin, L’Etoile mystérieuse est mon préféré. Toute petite et ne sachant sans doute encore pas lire, j’étais fascinée par l’énorme champignon sur la couverture, une sorte d’amanite tue-mouches inversée – taches rouges sur chapeau blanc – avec un pied de cèpe. Ce champignon, jailli de la roche, me semblait, et me semble encore, bien menaçant. Deux fois plus haut que Tintin, dépassant la ligne d’horizon d’un océan polaire réchauffé, posé là sous un ciel bleuâtre, il est blanc comme la pureté, blanc comme Milou, et rouge comme le sang. Il pousse droit sur un rocher incliné, morceau de pierraille détaché d’un astéroïde qui a failli s’écraser sur la Terre.

L’Etoile mystérieuse est une aventure, il y a donc des rebondissements, des péripéties, du suspense. Les héros sont connus : Tintin, Milou, Haddock. Les autres personnages sont un banquier retors et des savants. Chez Hergé, les savants ont tous un grain. Si Tryphon Tournesol est absent de cette aventure – il n’apparaîtra que quelques années plus tard, en 1944, dans Le Trésor de Rackham le Rouge – le professeur Hippolyte Calys, directeur de l’Observatoire, et son double amplifié le prophète Philippulus donnent tous deux l’image du savant fou. Portant tous deux lunettes rondes, ils se répondent graphiquement : Calys a à l’arrière du crâne une masse de cheveux blancs qui se retrouve sous forme de barbe sur le menton de Philipulus. C’est que tous deux prédisent la fin des temps, le prophète sur le mode prophétique : « Le châtiment ! Aha !.. Le châtiment, ne l’oubliez pas !... » et le directeur de l’Observatoire sur le mode affirmatif, et réjoui, du scientifique sûr de ses calculs :



Tout le début de l’aventure repose sur l’angoisse de la fin du monde. Les signes avant-coureurs sont une chaleur infernale et une étoile qui grossit à vue d’œil dans le ciel. Si la nuit de la première vignette est décrétée « magnifique » par Tintin, sans aucun nuage, laissant voir toutes les constellations, elle est trompeuse : passe dans le ciel une étoile filante, alors que Milou laisse comprendre que la scène ne se déroule pas en été. A l’observatoire, Tintin est effrayé par une araignée qui s’est glissée contre la lentille du télescope. L’araignée, on la retrouvera sur l’île mystérieuse, presque aussi grosse qu’à l’observatoire. L’angoisse de la fin du monde ne dure que quelques pages, la Terre n’est pas percutée par l’étoile-astéroïde.

Commence alors le deuxième volet de l’histoire, basé sur une sorte de course de bateaux, il s’agit d’être le premier à planter son drapeau sur l’aérolithe. Péripéties, cascades, Tintin parachuté sur le rocher flottant, drapeau planté, ouf ! A cause d’une mer trop houleuse, Tintin est contraint de rester 3 jours – mais il y restera moins que cela – sur le bout de roche. Troisième volet de l’aventure : Tintin et Milou tout seuls sur une terre hostile. Le pilote de l’hydravion a laissé au reporter de quoi se sustenter en attendant que la tempête se calme : dans une boîte, il y a des biscuits, une pomme, et un thermos d’eau douce. Et… une araignée. Et… un ver caché dans la pomme. Les monstres que Tintin va affronter sur l’île se trouvent déjà dans cette boîte à provisions : l’araignée devient énorme, le ver se métamorphose en papillon – c’était donc une chenille –, les pépins de pommes donnent des pommiers gigantesques, qui produisent des fruits si gros et si lourds qu’ils peuvent assommer un homme. Mais… les champignons, d’où viennent-ils ? De quels spores intersidéraux sont-ils issus ? Ces monstres végétaux – encore que, pour les champignons, le terme « végétaux » soit sujet à caution – sont la véritable menace de l’île. Ils éclosent et grossissent en un clin d’œil, pour éclater dans un « Boum ! » retentissant. Ce sont des champignons explosifs. Nés de rien. Terrifiants. Le petit bout de roche que Tintin rapporte sur le bateau, lorsque l’île est engloutie, fait encore naître un champignon sur le pont, étourdissant les passagers.

Le champignon, en bande dessinée, est un motif ambivalent. Les Schtroumpfs vivent dedans, le comte de Champignac les cultive et les étudie, il en pousse même un dans l’oreille de Fantasio. Alors qu’ils symbolisent avant tout les sous-bois et la forêt, dans L’Etoile mystérieuse ils éclosent sur une roche tombée du ciel, dont Tintin s’efforce, au péril de sa vie, de rapporter un échantillon. Peut-être le prophète Philippulus, l’ancien savant devenu fou, est-il le plus clairvoyant de tous : oui, « la fin des temps est venue !... », « Je vous annonce que des jours de terreur vont venir !... […] Tout le monde va périr ! » Et de quoi périrons-nous ? Des champignons, bien sûr ! Je l’ai toujours dit…

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NB : ceci est une analyse sérieuse dont la conclusion est sans doute légèrement biaisée par ma sainte horreur des champignons…

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Lire l’article deVirginie Neufville
(sur l'album L'Île noire)