Adeline Dieudonné, La Vraie Vie,
éd. L’iconoclaste, août 2018.
La petite fille qui aimait Tom Gordon au pays
des hommes qui n’aimaient pas les femmes
La Vraie Vie
est un premier roman dont tout le monde parle en cette rentrée littéraire 2018,
et qui figure sur les premières sélections du Renaudot et du Goncourt. La
presse est unanime, la blogosphère aussi. Allons voir de plus près.
Une fillette et
son petit frère vivent entre une mère terrifiée et un père violent. Le pavillon
qu’ils habitent est le repaire de l’ogre et du chasseur à la fois. Le pavillon
se situe dans un lotissement nommé Le Démo, mot dans lequel on entend
« démon » et l’on suppose « démonstration ». La mère est
régulièrement battue par son époux, elle ne retrouve un sourire que lorsqu’elle s’occupe de ses chèvres auxquelles
elle a donné des noms d’épices, Muscade, Cumin… Le père ne s’intéresse qu’à la
chasse, et plus encore, aux trophées. Une pièce de la maison leur est
consacrée, sorte de musée macabre où le petit frère, bientôt, aime à se
retrouver. Parce que le petit frère, tout mignon et tout rieur, subit un
traumatisme terrible devant le camion du marchand de glace. Sa sœur aussi, qui
est à ses côtés au moment du drame, et qui pense qu’elle est responsable de ce
drame. On laisse au lecteur le soin de lire ce qu’il se passe devant le
glacier, mais on signale en passant que dans le roman Helena de Jérémy Fel, dont on parle beaucoup aussi en cette
rentrée, quelque chose se passe, également, devant le camion d’un marchand de
glace. Comme si nous tenions là le symbole de l’enfance à qui il va arriver
malheur. C’est un ressort que Stephen King sait exploiter avec génie :
l’inversion des symboles, le marchand de glace qui devient traumatique, le
clown tueur d’enfants, etc. La fillette d’Adeline Dieudonné, persuadée de sa
culpabilité, veut tout faire pour que rien ne soit arrivé.
Il y a, dans les
débuts de ce roman, une trouvaille formidable : la petite fille veut
fabriquer une machine à remonter le temps pour que rien ne se soit passé devant
le camion du glacier. A partir de sa connaissance absolue du film Retour vers le futur, elle bricole une
voiture et un four à micro-ondes, demande à une voisine excentrique, qu’elle
prend pour une sorcière, de faire venir l’orage et la foudre… Lorsqu’elle
comprend que voyager dans le temps est un peu plus compliqué que cela –
compliqué, mais pas impossible – elle se jette à corps perdu dans les études,
brille en physique, reçoit les cours d’une sommité en la matière, et…
Et rien, au fond. L’histoire
bifurque. Le petit frère suit une pente inquiétante de psychopathe, la mère
continue de se faire tabasser, la fillette devient la proie d’un jeu qui
ressemble à The Most Dangerous Game (Les Chasses du comte Zaroff). On a tous
en tête des petites filles à la volonté farouche qui, par entêtement et
traumatisme d’enfance, font tout pour que les choses rentrent dans un ordre
plus harmonieux et moins douloureux. Pour ne citer qu’un seul exemple : la
petite Murphy, dans Interstellar, qui
partage avec la fillette de La Vraie Vie
le goût de la physique quantique et l’enseignement d’un « maître ». Mais
chez Adeline Dieudonné, la quête n’aboutit pas. C’est, peut-être, que le propos
est ailleurs, plus réaliste malgré la tonalité de conte du roman. Dans La Vraie Vie, les femmes sont les
victimes annoncées de mâles abrutis, en limite de caricature.
Adeline Dieudonné
a un ton, c’est indéniable. La narration est empreinte d’humour et de
sensibilité, les premiers tourments sensuels de la fillette grandie sont rendus
avec une douceur et une intensité assez rares. Le roman se lit d’une traite, le
lecteur est happé par la personnalité d’une petite héroïne qui jamais ne baisse
les bras, tremble de peur mais avance, obstinée. C’est La petite fille qui
aimait Tom Gordon au pays des hommes qui n’aimaient pas les femmes. La
référence à Stephen King, encore lui, est immédiate : la fillette de La Vraie Vie est elle aussi fascinée par
un sportif, un champion. Mes étudiantes vont adorer ce roman. Mais, tout de
même, on est loin, pour l’acidité du conte, d’Amélie Nothomb, et pour l’ampleur
imaginative, du roi King… Le Goncourt ? Le Renaudot ? Allons…