Lauren Groff, Les Furies (Fates and Furies), traduit de l’anglais
(USA) par Carine Chichereau, éd. de L’Olivier, janvier 2017, 432 pages.
Les Furies,
c’est le livre dont tout le monde a parlé en début d’année 2017 en France (date
de publication de la traduction), parce qu’il a été célébré par Barack Obama
comme meilleur livre de l’année 2015 (date de publication aux USA). En lecture
décalée, loin du barouf médiatique et présidentiel, Les Furies est un roman largement à la hauteur de sa réputation. Une
construction baroque – entendons par là une construction
« bosselée », qui suit le cours chronologique mais pas vraiment, qui
prend le lecteur par la main et le guide dans un labyrinthe narratif qui
anticipe et revient en arrière – et un partage franc, en deux parties – son
histoire à lui et son histoire à elle – posent les bases fondamentales, y
compris au sens de fondation, du couple. D’un couple. Celui que forment Lotto
et Mathilde.
Ce ne sont pas
vraiment leur nom, d’ailleurs. Ils s’appellent Lancelot et Aurélie. Il est né
en Floride, dans une famille riche. Il fait une connerie à 15 ans et se
retrouve exilé en pension, loin de chez lui. Elle est née en Bretagne dans une
famille pauvre – oui, oui, en France – fait une connerie à 4 ans et se fait
bringuebaler de grand-mère en oncle mafieux, se retrouve aux USA par un de ces
ressorts romanesques auxquels on adhère tout en se disant que la ficelle est
grosse. Qu’importe. On est dedans. Dans un roman bigrement tortueux et
foutrement captivant, en limite d’ensorcellement.
Ils se marient à
22 ans, ils se connaissent depuis quelques jours. Ils vont former un couple
étincelant, lui solaire et elle mystérieuse, insondable. Il se croyait
comédien, il devient le dramaturge le plus célèbre de sa génération. Elle ne
veut pas d’enfant, reste dans l’ombre de son époux. Ils s’aiment au-delà de
tout. Et ça marche.
Il semble que j’en
aie déjà trop dit. Déflorer plus avant l’histoire de Lotto et Mathilde
s’apparenterait à une trahison. Bien entendu, on aura compris que l’histoire de
ce couple est bâtie non sur des mensonges, mais sur des non-dits et des secrets.
Lotto, qui traverse la vie comme un météore innocent, ne sait rien de ce qui se
joue, et qui s’est joué, dans son dos. Mathilde, épouse exemplaire et effacée,
apparaît à tous comme une fille cousue de fil blanc, alors qu’elle est bien
plus complexe que ce qu’elle donne à voir et à entendre. Elle suit un chemin de
rédemption, quand il croit suivre un chemin d’ascension.
Des trajectoires
parallèles sont mises en place, que le lecteur ne décèle que peu à peu, et en
cela, on peut dire que Les Furies est
un roman à suspens. Le rejet des mères, pour telle ou telle raison, par
exemple. La volonté de vivre dans des maisons modestes, quand on est à la tête
d’une fortune, autre exemple. De quelque côté que l’on se tourne, ce sont les
femmes, mystérieuses, à la volonté insondable, qui mènent la danse. On ne le
découvrira vraiment que dans les dernières pages du roman.
Le mariage, on le
sait, est une institution vouée à transmettre un patrimoine et à assurer une
filiation. L’amour entre époux est un bonus, rien de plus. Lauren Groff, sans
jamais aborder cet aspect de front, remet l’institution maritale sur des rails
traditionnels. L’héritage sera transmis, même si le fils et la mère ne se
rencontreront plus jamais, ou presque, après l’exil de Lotto. L’autre héritage
mis en question dans ce roman virevoltant est celui de la génétique, ou de l'atavisme : Mathilde
ne veut pas avoir d’enfants, et elle a ses raisons, vraies ou fausses, en tous
cas aiguës.
Toutes les
critiques parues sur ce roman jusqu’à présent insistent sur le deuxième
volet : l’histoire de Mathilde-Aurélie. Et se focalisent sur le prénom
Aurélie (qui renvoie, en anglais, à du sexe oral). Sans remarquer que le prénom
que se choisit cette Aurélie lorsqu’elle débarque aux USA est autrement signifiant :
Mathilde, c’est la Force et le Combat (Math und Hild). Rien dans le roman ne
laisse transparaître cette étymologie, et pourtant, tout dans l’attitude de
Mathilde, y renvoie.
Au-delà des mensonges
par omission de l’épouse à l’époux, de la candeur de l’époux face à l’opiniâtreté
de l’épouse, au-delà de la maestria de la construction diabolique du roman, on
goûtera avec profit et bonheur les arguments des pièces de Lotto. Un constant
rappel au fatum des tragédies grecques, de constants échos à Shakespeare,
entremêlés à des fêtes entre amis d’université, sex & drug, dévoiement et
fidélité, faux-semblants et vérités, voire véracité, font des Furies un roman enivrant, dont le
lecteur sort pantelant.