Pauline Dreyfus, Le Déjeuner des barricades,
éd. Grasset, 23 août 2017, 234 pages.
La folle journée
C’est sur le ton
de la comédie que Pauline Dreyfus raconte la journée du 22 mai 1968. Ce
jour-là, à l’hôtel Meurice, on doit remettre le prix Nimier à Patrick Modiano
pour son roman La Place de l’étoile. L’ordre
compassé du palace est quelque peu bousculé : les employés se déclarent en
autogestion, et le directeur ne dirige plus rien. A travers les tracas des
préparatifs de la remise d’un prix littéraire, Pauline Dreyfus dépeint une
France en pleine agitation, un « jour des fous » où les places
et les fonctions sont échangées. Mais dans un palace, il faut tout de même que
tout tourne rond.
La milliardaire
Florence Gould est la mécène du prix Nimier. Elle signe au lauréat un chèque de
5000 francs, ce qui est une somme très rondelette à l’époque. Florence Gould
vit au Meurice, elle y occupe une suite avec ses quatre pékinois, elle donne de
larges pourboires et tout le monde est aux petits soins pour elle. Que l’hôtel
soit déclaré en autogestion ne change pas grand-chose au train-train quotidien.
Car les employés ne sont pas en grève. Tout au plus ont-ils, désormais, le
droit de s’asseoir lors des assemblées générales, eux qui d’ordinaire
travaillent debout.
Au Meurice, outre
Florence Gould, résident en ce mois de mai 1968 le milliardaire J. Paul Getty
et le couple Dalí. Le Maître se réjouit de la révolution en marche, Gala fait
la gueule comme à son habitude, et Babou, l’ocelot de compagnie du peintre,
fait des siennes dans les couloirs de l’hôtel. Un petit notaire de province,
venu passer à Paris quelques derniers jours luxueux – il est atteint d’une
maladie incurable – se voit privé de théâtre et de cabaret : à Paris, tous
les lieux de spectacles sont en grève. Il n’y a plus d’essence pour circuler,
les avions sont détournés sur Bruxelles, et les grooms se désespèrent à la
porte tambour ; le ravitaillement devient un problème en cuisine, où
chaque jour le chef revoit sa carte selon les maigres arrivages ; le bar
est à peu près désert, et le barman s’ennuie.
L’épisode
principal de ce roman de comédie est donc la remise du prix Nimier à Patrick
Modiano. Comment réunir une tablée digne des Meuriciades qu’organise périodiquement Florence Gould dans le salon
qui lui réservé, alors que quelques jurés sont bloqués en province et que
d’autres n’osent sortir de chez eux ? Il faudrait au moins vingt convives,
sinon, cela n’aurait plus rien d’un événement mondain. Jouhandeau, Morand,
Brenner, Blondin sont là. Jean Denoël compte et recompte sa tablée, avec l’aide
du maître d’hôtel syndicaliste il ajoute les Dalí, le stagiaire du désormais
ex-directeur qui se trouve être le petit-fils du propriétaire de l’hôtel, et,
pour atteindre le quorum, on invite le petit notaire de province, homme
distingué et de bonne tenue.
Pauline Dreyfus
dresse avec férocité et tendresse le portrait de chacun. L’évocation de Patrick
Modiano est d’une justesse bouleversante : on le voit hésiter à passer la
porte de l’hôtel, l’air un peu égaré ; on l’entend ne pas finir ses
phrases ; on surprend son étonnement lorsqu’il découvre la somme qu’on lui
remet, étonnement mêlé de soulagement, voilà qui va améliorer sensiblement son
quotidien compliqué ; on l’observe rêver, revenir au temps qui l’obsède,
celui de l’occupation. Le général Von Choltitz n’a-t-il pas décidé ici-même, en
août 1944, dans cet hôtel où il avait installé ses bureaux, que Paris ne
brûlerait pas ?
Le Déjeuner des barricades est un roman au ton léger qui brasse des thèmes
forts dont le principal, sans doute, est la réunion autour d’une table de
déjeuner de jurés littéraires ayant tous, peu ou prou, une histoire
particulière avec l’Occupation et les partis de droite, et qui couronnent un
tout jeune auteur pour un roman qui parle des Juifs. Mais qui a lu le roman
couronné, parmi les convives ? Personne, ou presque. Seul le petit notaire
de province, l’invité de dernière minute, le bouche-trou, s’intéresse à la
littérature. Il sait, lui – alors que l’auteur l’ignore encore – que La Place de l’étoile est aussi le titre
d’un livre de Desnos. Il se souvient, le petit notaire, qu’il a rencontré un
couple durant la guerre, à Paris. Ces gens affolés cherchaient leur fille, Dora
Bruder. Peut-être que s’il racontait l’épisode à ce jeune auteur, celui-ci
serait intéressé par cet épisode de l’Occupation ?
Avec un talent de
caricaturiste bienveillant, et toute l’autorité de l’auteur ferré à glace sur
la période, Pauline Dreyfus nous offre ici, sous la forme du divertissement, un
épisode de l’histoire littéraire soumis aux aléas de l’Histoire
contemporaine.
NB : article publié sur le site Encres Vagabondes