jeudi 24 août 2017

Le Déjeuner des barricades de Pauline Dreyfus

Pauline Dreyfus, Le Déjeuner des barricades, éd. Grasset, 23 août 2017, 234 pages.


La folle journée

C’est sur le ton de la comédie que Pauline Dreyfus raconte la journée du 22 mai 1968. Ce jour-là, à l’hôtel Meurice, on doit remettre le prix Nimier à Patrick Modiano pour son roman La Place de l’étoile. L’ordre compassé du palace est quelque peu bousculé : les employés se déclarent en autogestion, et le directeur ne dirige plus rien. A travers les tracas des préparatifs de la remise d’un prix littéraire, Pauline Dreyfus dépeint une France en pleine agitation, un « jour des fous » où les places et les fonctions sont échangées. Mais dans un palace, il faut tout de même que tout tourne rond.

La milliardaire Florence Gould est la mécène du prix Nimier. Elle signe au lauréat un chèque de 5000 francs, ce qui est une somme très rondelette à l’époque. Florence Gould vit au Meurice, elle y occupe une suite avec ses quatre pékinois, elle donne de larges pourboires et tout le monde est aux petits soins pour elle. Que l’hôtel soit déclaré en autogestion ne change pas grand-chose au train-train quotidien. Car les employés ne sont pas en grève. Tout au plus ont-ils, désormais, le droit de s’asseoir lors des assemblées générales, eux qui d’ordinaire travaillent debout.

Au Meurice, outre Florence Gould, résident en ce mois de mai 1968 le milliardaire J. Paul Getty et le couple Dalí. Le Maître se réjouit de la révolution en marche, Gala fait la gueule comme à son habitude, et Babou, l’ocelot de compagnie du peintre, fait des siennes dans les couloirs de l’hôtel. Un petit notaire de province, venu passer à Paris quelques derniers jours luxueux – il est atteint d’une maladie incurable – se voit privé de théâtre et de cabaret : à Paris, tous les lieux de spectacles sont en grève. Il n’y a plus d’essence pour circuler, les avions sont détournés sur Bruxelles, et les grooms se désespèrent à la porte tambour ; le ravitaillement devient un problème en cuisine, où chaque jour le chef revoit sa carte selon les maigres arrivages ; le bar est à peu près désert, et le barman s’ennuie.

L’épisode principal de ce roman de comédie est donc la remise du prix Nimier à Patrick Modiano. Comment réunir une tablée digne des Meuriciades qu’organise périodiquement Florence Gould dans le salon qui lui réservé, alors que quelques jurés sont bloqués en province et que d’autres n’osent sortir de chez eux ? Il faudrait au moins vingt convives, sinon, cela n’aurait plus rien d’un événement mondain. Jouhandeau, Morand, Brenner, Blondin sont là. Jean Denoël compte et recompte sa tablée, avec l’aide du maître d’hôtel syndicaliste il ajoute les Dalí, le stagiaire du désormais ex-directeur qui se trouve être le petit-fils du propriétaire de l’hôtel, et, pour atteindre le quorum, on invite le petit notaire de province, homme distingué et de bonne tenue.

Pauline Dreyfus dresse avec férocité et tendresse le portrait de chacun. L’évocation de Patrick Modiano est d’une justesse bouleversante : on le voit hésiter à passer la porte de l’hôtel, l’air un peu égaré ; on l’entend ne pas finir ses phrases ; on surprend son étonnement lorsqu’il découvre la somme qu’on lui remet, étonnement mêlé de soulagement, voilà qui va améliorer sensiblement son quotidien compliqué ; on l’observe rêver, revenir au temps qui l’obsède, celui de l’occupation. Le général Von Choltitz n’a-t-il pas décidé ici-même, en août 1944, dans cet hôtel où il avait installé ses bureaux, que Paris ne brûlerait pas ?

Le Déjeuner des barricades est un roman au ton léger qui brasse des thèmes forts dont le principal, sans doute, est la réunion autour d’une table de déjeuner de jurés littéraires ayant tous, peu ou prou, une histoire particulière avec l’Occupation et les partis de droite, et qui couronnent un tout jeune auteur pour un roman qui parle des Juifs. Mais qui a lu le roman couronné, parmi les convives ? Personne, ou presque. Seul le petit notaire de province, l’invité de dernière minute, le bouche-trou, s’intéresse à la littérature. Il sait, lui – alors que l’auteur l’ignore encore – que La Place de l’étoile est aussi le titre d’un livre de Desnos. Il se souvient, le petit notaire, qu’il a rencontré un couple durant la guerre, à Paris. Ces gens affolés cherchaient leur fille, Dora Bruder. Peut-être que s’il racontait l’épisode à ce jeune auteur, celui-ci serait intéressé par cet épisode de l’Occupation ?


Avec un talent de caricaturiste bienveillant, et toute l’autorité de l’auteur ferré à glace sur la période, Pauline Dreyfus nous offre ici, sous la forme du divertissement, un épisode de l’histoire littéraire soumis aux aléas de l’Histoire contemporaine. 

NB : article publié sur le site Encres Vagabondes