Austin Wright, Tony et Susan,
1993, traduit de l’anglais (USA) par Philippe Rouard, éd. du Seuil 2015 et éd.
Points Seuil 2017.
Nocturnal animals, réalisation et scénario : Tom Ford, avec Amy Adams et Jake Gyllenhaal,
2016, grand prix du jury de la Mostra de Venise.
Susan reçoit
d’Edward, son ex-mari qu’elle n’a pas revu depuis vingt ans, le manuscrit d’un
roman. Edward voulait être écrivain, mais il n’a pas percé, il travaille dans
les assurances. Susan est remariée depuis longtemps, elle a trois enfants, un
chat et un chien, une maison à tenir et des cours d’anglais à assurer. Elle est
à présent une femme mûre, aux cheveux courts et gris, mariée à un cardiologue. Pourquoi
Edward lui envoie-t-il ce texte ? Elle le pose dans un coin, l’oublie
durant trois mois, puis l’ouvre et commence à le lire alors que son époux,
Arnold, est en déplacement pour un congrès. Voilà le point de départ du roman
d’Austin Wright.
Le manuscrit d’Edward
est intitulé, dans la traduction française, Bêtes
de nuit. Il raconte l’histoire d’une famille agressée sur la route par des
types violents. Le personnage central se nomme Tony, il se rend dans le Maine
avec son épouse et sa fille. Les types qui les agressent kidnappent l’épouse et
la fille, tandis que Tony réussit à leur échapper. L’épouse et la fille sont
violées et tuées, Tony est dévasté. L’enquête est confiée à un policier qui
prend l’affaire à cœur. Tony, peu à peu, fait son deuil. Les assassins sont
retrouvés, Tony les identifie. A ce stade du récit, on ne peut en dire plus, ce
serait gâcher le plaisir du lecteur.
La force du roman
d’Austin Wright réside tout autant dans sa construction diaboliquement efficace
– le va-et-vient entre la lecture de Susan, ses réflexions sur les personnages
créés par son ex-mari et les souvenirs suscités, souvenirs de leur vie commune
à des années de là – que dans les imbrications vie réelle/récit fictionnel,
psychologie des personnages de roman et reflet, ou projection, de la
psychologie de Susan par Edward. Ce qui, bien évidemment, a peu de sens puisque
Susan est elle-même un personnage de roman. Le lecteur est pris dans un vortex
narratif : il lit un roman dans lequel une femme lit un roman, etc. Le manuscrit
d’Edward occupe, d’ailleurs, la majeure partie du roman d’Austin Wright, ce qui
place le lecteur dans une situation particulièrement inconfortable et
délectable. Que faut-il faire et lire, au fond ? S’intéresser à l’histoire
de Tony et de sa famille dévastée ? Comment ne pas perdre de vue Susan en
train de lire le manuscrit que l’on découvre en même temps qu’elle ? On
est au-delà du suspens. On veut savoir ce qu’il adviendra de Tony, du policier,
et des assassins. On veut savoir aussi ce que pense Susan du manuscrit
d’Edward. On cherche à comprendre – comme Susan – ce qu’Edward veut dire à
Susan par le biais de son roman. Mais cela, on ne le saura jamais. On n’aura
que les spéculations de Susan sur les intentions de son ex-mari :
« Tony dans son épreuve apprécierait la volonté avec laquelle elle [= Susan] s’accroche à son petit monde. Il le devrait. Elle n’en éprouve pas moins un certain malaise, car elle se méfie du livre d’Edward. Elle ne sait trop pourquoi. Il l’alarme d’une certaine façon, suscite une peur dont elle ignore l’objet, mais qui paraît différente de la peur qui règne dans le récit et s’apparente plutôt à quelque chose qu’elle a en elle-même. Elle réfléchit : si Edward a l’intention, à travers Tony ou de quelque autre façon, d’ébranler sa foi en sa vie, elle résistera, voilà tout. Elle résistera, tout simplement. Il est des choses dans la vie que rien ne peut changer, pas même la lecture d’un livre. »
La personnalité
d’Edward est entièrement en creux dans le roman d’Austin Wright, le lecteur n’a
jamais accès à ses intentions, il ne connaît de lui que son manuscrit, et les
souvenirs que Susan égrène entre deux pauses, entre deux chapitres lus. Mais le
fait qu’Austin Wright ait intitulé son roman Tony et Susan laisse au lecteur la marge suffisante pour déceler
une vengeance par roman interposé, une attaque frontale, qui dit la déception
d’avoir été marié à une femme incapable de le soutenir dans son projet
d’écriture, une femme qui lui a préféré le confort d’une vie bourgeoise et
rangée.
Tom Ford s’empare
du roman d’Austin Wright et le tord à sa manière. Il ne change pas un iota au
manuscrit d’Edward, mais transforme le personnage de Susan. D’une mère de
famille bourgeoisement installée dans un vie plutôt plan-plan, il fait une
directrice de galerie d’art à la chevelure rousse flamboyante, qui tout au long
du film cache une partie de son visage. Le film de Tom Ford a des allures de
thriller glacé, les scènes relatives à Susan sont inscrites dans des cadrages aux
angles droits, froids. La galerie qu’elle dirige est à l’image d’un certain art
contemporain : déshumanisée et dénotative. Le basculement de compréhension
– pour le personnage de Susan et pour le spectateur – a lieu devant un tableau
noir et blanc sur lequel éclatent les lettres « REVENGE ». Devant ce
tableau, la Susan de Tom Ford entrevoit ce qu’Edward veut signifier dans son
roman. De saisissement, elle fait tomber le téléphone portable de sa
collaboratrice, dont l’écran se fissure. Métaphore d’une communication
impossible, et d’un monde brisé. Dans un film, les transitions entre le monde
de la lecture et celui de la « vraie » vie – ce qui n’a pas de sens,
convenons-en, au cinéma comme en littérature, nous sommes toujours, spectateur
ou lecteur, un degré au-dessus, partie prenante de ce que l’on nous raconte ou
montre, conscients et absorbés – les transitions, donc, passent par le montage.
Le film de Tom Ford joue sur les montages cut, sur un bruit – détonation
d’arme, par exemple – ou sur un geste ébauché. Le passage de la lecture de
Susan au retour à la réalité de Susan lisant est une composition parfaite. Tom Ford ne
dénature en rien le roman d’Austin Wright, il en garde l’essence, c’est-à-dire
la prédation d’un ex-mari sur l’épouse qui n’a pas cru en son talent
littéraire. Mais il fait du roman une œuvre autre, en débarrassant Susan de sa
petite vie tranquille de mère de famille, et en donnant à Tony le même visage
qu’Edward (les deux personnages étant interprétés par le même acteur). Le film
de Tom Ford, par sa scène inaugurale entièrement dédiée aux corps exposés, et
par sa musique – magnifique musique d’Abel Korzeniowski – tend vers une
atmosphère hitchcockienne terriblement efficace et parfaitement maitrisée. Plus
encore que chez Austin Wright, chez Tom Ford la femme est la proie, et le créateur
(= l’écrivain) le prédateur.
Chez Tom Ford
comme chez Austin Wright, c’est bien Susan la victime. Qu’elle se retrouve
seule à attendre dans un restaurant, dans une scène imitant les tableaux
désespérés d’Edward Hopper, ou qu’elle continue d’accepter le contrat tacite
passé avec son cardiologue d’époux en matière d’adultère, c’est une certaine
idée du sens de la vie qui est interrogée : accepter ou se rebeller, subir
ou attaquer, se taire ou dire. Edward, lui, par son manuscrit, a choisi de dire.
Tony, dans le manuscrit d’Edward, accepte, se relève, va jusqu’au bout pour
ensuite s’écrouler. Susan, elle, doit faire avec. Ou sans.
Chez Wright comme
chez Ford, la position du lecteur, ou du spectateur, est mise en perspective.
Voilà deux œuvres – un roman, un film – qui nous placent en situation
inconfortable. Et c’est bien ce que l’on demande à la littérature et au cinéma,
n’est-ce pas ?
*
NB : Un grand
merci à mon étudiante Johanne C. qui m’a fait découvrir le film de Tom Ford.
« Vous devriez voir ce film, madame, je pense qu’il est fait pour
vous. Et puis, quand vous l’aurez vu, j’aimerais bien qu’on en
discute. »