mardi 23 juin 2015

Regards croisés (17) – L’Incroyable Histoire de Wheeler Burden, de Selden Edwards


Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville



Selden Edwards, L’Incroyable Histoire de Wheeler Burden (The little book), traduit de l’anglais (USA) par Hubert Tézenas, éd. Cherche-Midi, 2014 et éd. 10/18, 25 mai 2015.

L’Incroyable histoire de Wheeler Burden, dont le titre français renvoie à l’histoire non moins incroyable et tout aussi étrange de Benjamin Button, est un roman virtuose et poignant. Selden Edwards y a travaillé pendant trente ans, autant dire que c’est l’œuvre d’une vie. La situation de départ est celle du voyage dans le temps : Wheeler Burden, ancienne star du base-ball puis du rock, devenu écrivain, a la petite cinquantaine en 1988. Il se réveille un matin, au même âge, dans la Vienne de 1897. La capitale autrichienne, en cette fin de siècle, bouillonne : c’est le temps de Mahler, de Klimt, de Karl Kraus, de la génération Jung-Wien. C’est aussi le temps de Freud, qui en cette année 1897 développe le concept du complexe d’Œdipe.

Wheeler Burden vole un costume et de l’argent, explore son nouveau monde, se lie d’amitié avec une joyeuse bande d’artistes qui se réunit au café, et décide d’aller se présenter à Freud. Son but est avant tout matériel : Wheeler compte sur le neurologue pour lui trouver un hébergement, en échange il lui racontera son incroyable histoire. Marché conclu. Freud se passionne pour le récit de Wheeler, qu’il prend pour « le symptôme d’une hystérie complexe ». Freud est le fil rouge de la famille de Wheeler : sa mère a fait partie du groupe qui a organisé sa venue à Londres, en 1939 ; sa grand-mère a financé son voyage en Amérique et ses conférences à l’université de Clark (Massachusetts) en 1904, où le mot psychanalyse est prononcé pour la première fois.

A Vienne, en 1897, Wheeler Burden devrait se retrouver bien seul, et n’y connaître personne. A part, peut-être, son cher professeur Arnauld Esterhazy, dit Haze, son mentor et protecteur lorsqu’il fréquentait la très chic St Gregory School, à Boston. Wheeler va effectivement croiser son professeur – un jeune homme désespéré par un amour non partagé – mais cette rencontre n’est pas la plus extraordinaire. Dans la Vienne de 1897, il semble que toute sa famille se soit donné rendez-vous, à commencer par son père, le héros – Wheeler a lu tous les romans de Victor Hugo.

Le roman est bâti en chapitres qui font remonter le lecteur dans au moins trois temps différents : l’enfance et la jeunesse de Wheeler, la jeunesse de son père et la rencontre avec sa mère, l’histoire de sa grand-mère maternelle. Auxquels il faut ajouter, évidemment, le temps viennois, qui paradoxalement apparaît comme un temps « présent », comme la diégèse principale de l’histoire. Le père de Wheeler, Dilly, est mort en héros, sous la torture, dans les locaux de la Gestapo parisienne, durant la deuxième guerre mondiale. Lorsque le fils retrouve le père à Vienne, les âges sont inversés : Wheeler a presque cinquante ans, et son père l’âge d’être son fils. Dilly a lui aussi étudié à St Gregory, et Haze était également son professeur. Le père et le fils ont été subjugués par l’enseignement du vieil homme, et la Vienne fin de siècle qu’il leur décrivait est devenue pour eux une ville paradisiaque. Dilly en fait son refuge mental lors de son calvaire à la Gestapo – et c’est là, en partie, l’explication du voyage dans le temps : « Je pensais sans cesse à Vienne, à ta mère et à toi… Sauf que la dernière fois que je t’ai vu, ajouta-t-il avec un sourire incrédule, c’était il y a quelques semaines. Et tu avais 3 ans ».

Wheeler, loin d’être seul et démuni dans une ville inconnue à la fin du XIXe siècle, se trouve bien entouré : Freud qui l’écoute ; son père mort lorsqu’il était enfant, et qui à présent discute avec lui ; les nouveaux amis qu’il s’est faits au café ; et une jeune fille plus que belle, à la fois guindée et cherchant à affirmer sa liberté, dont il tombe éperdument amoureux.

Klimt, Athéna
A partir de la rencontre avec cette jeune fille, tout s’emballe. Les scènes de Vienne trouvent leur explication dans les chapitres revenant à l’Amérique du XXe siècle – à moins que ce ne soit le contraire. Selden Edwards construit un vortex romanesque exceptionnel : l’avenir explique et éclaire le passé, bien entendu, mais les évidences familiales sont balayées et remises dans le bon ordre. Ce roman vertigineux creuse les relations familiales à rebours : en général, ce sont les enfants qui font les frais des inconséquences ou des erreurs des parents. La mère de Wheeler publie, à partir des réflexions de son fils lorsqu’il a une dizaine d’années, un essai intitulé L’Essor de Perséphone, qui part de cette idée : lors du jugement de Zeus entre Déméter et Hadès, on n’a pas demandé son avis à Perséphone. La jeune femme est donc dans la situation de ce que l’on nommerait aujourd’hui la garde partagée, six mois avec son époux, six mois avec sa mère. Cette réflexion que Wheeler a eue à 10 ans, il va l’amplifier dans une conversation avec Freud, à qui il reproche, avec son idée de complexe d’Œdipe, de faire retomber la culpabilité sur l’enfant, d’en faire le seul fautif – vouloir coucher avec sa mère et tuer son père. En général, donc, et c’est un des ressorts de la tragédie grecque, les enfants sont victimes des erreurs de leurs pères. Dans L’Incroyable Histoire de Wheeler Burden, grâce à la mécanique romanesque du voyage dans le temps, les parents (et grands-parents) bénéficient des bienfaits des enfants (et petits-enfants). On ne dévoilera rien de plus ici, mais un peu comme dans Retour vers le futur, le journal très circonstancié que tient Wheeler à Vienne en 1897 est l’objet magique qui permettra à sa grand-mère de faire fructifier un fonds qu’elle a baptisé Hypérion. La mythologie est omniprésente dans le roman – Perséphone, Œdipe, Hypérion, Cassandre et Athéna.

La mythologie creuse un sillon souterrain, qui ancre le roman dans une dimension à la fois psychanalytique et tragique. Mais la comédie est aussi présente, par son ressort d’anachronisme. Qui irait imaginer que l’on jouerait au frisbee dans le parc du Prater et qu’une belle souveraine en grand deuil assisterait à la scène ? Qui irait imaginer que les variations de Buddy Holly sur un thème de Haydn résonneraient dans l’atelier d’un peintre de la Sécession viennoise ? Selden Edwards évite le piège de l’uchronie rebattue : près de Vienne, à Lambach précisément, en cette année 1897, un petit garçon de 8 ans subit les mauvais traitements infligés par son père Aloïs, sous les yeux indifférents de sa mère Klara. Wheeler et son père Dilly rencontrent le garçonnet, et repartent en train à Vienne, sans avoir rien tenté pour déjouer le cours terrifiant de l’Histoire du XXe siècle. Et le petit Adolf ne sera pas psychanalysé par Freud, ne deviendra pas le cas de « l’enfant de Lambach ».

L’Incroyable Histoire de Wheeler Burden est un roman chtonien. La Vienne de 1897 y apparaît comme un purgatoire enchanteur et terrifiant, qui permet aux morts de se retrouver, aux vivants de croire à un avenir à la fois radieux et terrible, aux politiques de poser les bases des horreurs nazies. L’Amérique des sixties est placée sous le double signe – contraire – des concerts de Woodstock et d’Altamont. Le roman référence du jeune Wheeler est Quatrevingt-Treize de Victor Hugo, celui qui décrit la France de la Terreur. On sort émerveillé de la lecture de ce roman. On y repense. On tente, peut-être, de démêler les fils de la filiation biaisée, et de dénicher les paradoxes. On garde, dans tous les cas, une impression d’éblouissement.

*