Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec
Virginie Neufville
Selden Edwards, L’Incroyable
Histoire de Wheeler Burden (The little book), traduit de l’anglais (USA) par Hubert Tézenas, éd. Cherche-Midi,
2014 et éd. 10/18, 25 mai 2015.
L’Incroyable histoire de Wheeler Burden, dont le titre français renvoie à l’histoire non
moins incroyable et tout aussi étrange de Benjamin Button, est un roman
virtuose et poignant. Selden Edwards y a travaillé pendant trente ans, autant
dire que c’est l’œuvre d’une vie. La situation de départ est celle du voyage
dans le temps : Wheeler Burden, ancienne star du base-ball puis du rock,
devenu écrivain, a la petite cinquantaine en 1988. Il se réveille un matin, au
même âge, dans la Vienne de 1897. La capitale autrichienne, en cette fin de
siècle, bouillonne : c’est le temps de Mahler, de Klimt, de Karl Kraus, de la
génération Jung-Wien. C’est aussi le temps de Freud, qui en cette année 1897
développe le concept du complexe d’Œdipe.
Wheeler Burden vole un
costume et de l’argent, explore son nouveau monde, se lie d’amitié avec une
joyeuse bande d’artistes qui se réunit au café, et décide d’aller se présenter
à Freud. Son but est avant tout matériel : Wheeler compte sur le
neurologue pour lui trouver un hébergement, en échange il lui racontera son
incroyable histoire. Marché conclu. Freud se passionne pour le récit de
Wheeler, qu’il prend pour « le symptôme d’une hystérie complexe ». Freud
est le fil rouge de la famille de Wheeler : sa mère a fait partie du
groupe qui a organisé sa venue à Londres, en 1939 ; sa grand-mère a
financé son voyage en Amérique et ses conférences à l’université de Clark
(Massachusetts) en 1904, où le mot psychanalyse
est prononcé pour la première fois.
A Vienne, en 1897, Wheeler
Burden devrait se retrouver bien seul, et n’y connaître personne. A part,
peut-être, son cher professeur Arnauld Esterhazy, dit Haze, son mentor et
protecteur lorsqu’il fréquentait la très chic St Gregory School, à Boston.
Wheeler va effectivement croiser son professeur – un jeune homme désespéré par
un amour non partagé – mais cette rencontre n’est pas la plus extraordinaire.
Dans la Vienne de 1897, il semble que toute sa famille se soit donné
rendez-vous, à commencer par son père, le héros – Wheeler a lu tous les romans
de Victor Hugo.
Le roman est bâti en
chapitres qui font remonter le lecteur dans au moins trois temps
différents : l’enfance et la jeunesse de Wheeler, la jeunesse de son père
et la rencontre avec sa mère, l’histoire de sa grand-mère maternelle. Auxquels
il faut ajouter, évidemment, le temps viennois, qui paradoxalement apparaît
comme un temps « présent », comme la diégèse principale de
l’histoire. Le père de Wheeler, Dilly, est mort en héros, sous la torture, dans
les locaux de la Gestapo parisienne, durant la deuxième guerre mondiale. Lorsque
le fils retrouve le père à Vienne, les âges sont inversés : Wheeler a
presque cinquante ans, et son père l’âge d’être son fils. Dilly a lui aussi
étudié à St Gregory, et Haze était également son professeur. Le père et le fils
ont été subjugués par l’enseignement du vieil homme, et la Vienne fin de siècle
qu’il leur décrivait est devenue pour eux une ville paradisiaque. Dilly en fait
son refuge mental lors de son calvaire à la Gestapo – et c’est là, en partie,
l’explication du voyage dans le temps : « Je pensais sans cesse à
Vienne, à ta mère et à toi… Sauf que la dernière fois que je t’ai vu,
ajouta-t-il avec un sourire incrédule, c’était il y a quelques semaines. Et tu
avais 3 ans ».
Wheeler, loin d’être seul
et démuni dans une ville inconnue à la fin du XIXe siècle, se trouve bien
entouré : Freud qui l’écoute ; son père mort lorsqu’il était enfant,
et qui à présent discute avec lui ; les nouveaux amis qu’il s’est faits au
café ; et une jeune fille plus que belle, à la fois guindée et cherchant à
affirmer sa liberté, dont il tombe éperdument amoureux.
Klimt, Athéna |
La mythologie creuse un
sillon souterrain, qui ancre le roman dans une dimension à la fois
psychanalytique et tragique. Mais la comédie est aussi présente, par son
ressort d’anachronisme. Qui irait imaginer que l’on jouerait au frisbee dans le
parc du Prater et qu’une belle souveraine en grand deuil assisterait à la
scène ? Qui irait imaginer que les variations de Buddy Holly sur un thème
de Haydn résonneraient dans l’atelier d’un peintre de la Sécession viennoise ?
Selden Edwards évite le piège de l’uchronie rebattue : près de Vienne, à
Lambach précisément, en cette année 1897, un petit garçon de 8 ans subit les
mauvais traitements infligés par son père Aloïs, sous les yeux indifférents de
sa mère Klara. Wheeler et son père Dilly rencontrent le garçonnet, et repartent
en train à Vienne, sans avoir rien tenté pour déjouer le cours terrifiant de
l’Histoire du XXe siècle. Et le petit Adolf ne sera pas psychanalysé par Freud,
ne deviendra pas le cas de « l’enfant de Lambach ».
L’Incroyable Histoire de Wheeler Burden est un roman chtonien. La Vienne de 1897 y
apparaît comme un purgatoire enchanteur et terrifiant, qui permet aux morts de
se retrouver, aux vivants de croire à un avenir à la fois radieux et terrible,
aux politiques de poser les bases des horreurs nazies. L’Amérique des sixties
est placée sous le double signe – contraire – des concerts de Woodstock et
d’Altamont. Le roman référence du jeune Wheeler est Quatrevingt-Treize de Victor Hugo, celui qui décrit la France de la Terreur. On sort émerveillé de la lecture de ce roman. On y repense. On tente, peut-être, de démêler les fils de la filiation
biaisée, et de dénicher les paradoxes. On garde, dans tous les cas, une
impression d’éblouissement.
*