Tancrède Voituriez, L’Invention de la pauvreté,
éd. Grasset, 2013 et éd. 10/18, mai 2015 (les pages des citations dans
l’article renvoient à cette édition)
Rodney, Jason, Vicki. Un triangle
amoureux classique – le mari, l’amant, la femme. Quelque chose du Pygmalion de Shaw, aussi, peut-être,
dans la situation de départ : Vicki est une jeune et belle Vietnamienne
que Rodney a arrachée à la pauvreté, ramenée aux USA, inscrite à l’Université.
Vicki est fantasque, mouvante, elle danse plus qu’elle ne marche, s’étourdit
d’alcool et de drogue, s’entoure d’une foule d’amis. Son monde à elle, c’est la
fête et l’indolence. Rodney est un homme sérieux, et la fête ne fait pas partie
de son mode de vie. Conseiller du Secrétaire général de l’ONU, il est économiste
du développement. Jason, lui, est un biologiste spécialiste des poissons. Il ne
compte pas, ni ne dénombre, il est un as de l’estimation. Il est amoureux de
Vicki, qu’il a rencontrée quelques temps avant qu’elle n’épouse Rodney.
Ce roman est à la fois
terrifiant et hilarant. La mission que Rodney s’est fixée, c’est l’éradication
de la pauvreté dans le monde. Le lecteur ne voit pas les pauvres, il ne
rencontre que les dirigeants des différentes organisations internationales qui
traitent le problème : le FMI, l’ONU, etc. Du restaurant Per se de New-York et ses repas à neuf
plats, au Sofitel de Cotonou où le Bénin s’offre au touriste sans sortir de
l’enceinte de l’établissement, les pauvres sont au centre des conversations,
des missions, et des préoccupations. Mais ils ne sont que des données, ou, plutôt,
des variables d’ajustement. Si l’objectif premier est la disparition de la
pauvreté (« make poverty history », tel est le slogan de la campagne
internationale), tout n’est pas si simple. Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’un
pauvre ? Quelqu’un qui vit avec moins d’un dollar par jour. Mais qu’est-ce
qu’un dollar ? Un dollar aux USA ne permet pas d’acquérir autant de biens
alimentaires et non alimentaires de survie quotidienne qu’un dollar dans un
pays africain ou asiatique. Et quelle méthode de comptage adopter ? Tous
les pauvres sont-ils visibles ? Un pays a-t-il intérêt à avoir beaucoup ou
peu de pauvres ? Car s’il en a beaucoup, les prêts qu’on lui consentira
seront plus avantageux. Et puis les pauvres, hein, pourquoi les aider, au
fond ? Dès qu’ils ont quelques sous, ils courent se souler, voir les
filles, ou parier aux courses…
« Rodney traque le pauvre absolu […]. Rodney traque le pauvre que l’on n’a jamais vu, le pauvre ultime, comme d’autres des peuplades primitives retranchées au fond de la dernière forêt. Rodney veut survivre à l’histoire en tant qu’homme de science dévoué au progrès de l’humanité, comme Pasteur ou Flemming ». (p.124. Les pages 124 à 127 résument parfaitement les enjeux mis en évidence dans le roman, sur le ton de l’humour vache et du comique de situation.)
Rodney et Vicki se marient,
et la réception est grandiose. Rodney a acheté la maison de Hopper à Cape Cod,
les trois cents invités sont acheminés par hélicoptère, des centaines de
transats sont installés sur la plage. La fête bat son plein. Jason et Vicki se
dévorent du regard. Lorsque Rodney et Jason se retrouvent face à face, la
conversation relie les domaines d’expertise respectifs de l’amant et du
mari : Jason explique à Rodney, en détail, les modes de calcul de la
population de thon rouge dans les océans, et Rodney décide d’appliquer ces
modes de calcul aux populations pauvres du globe…
Le roman de Tancrède Voituriez
est d’un réalisme désespérant et d’un comique désopilant. Les situations sont
toujours cocasses, et le regard que porte le romancier sur le monde qu’il
décrit, et qu’à l’évidence il connaît très bien, est d’une belle acuité. Les
personnages existent en profondeur : Vicki évolue en somnambule, Rodney
n’est pas dupe de ses faiblesses, Jason est tourneboulé par son amour et son
désir pour Vicki, lui qui collectionne les aventures, les mariages et les
divorces. La narration oscille entre psychologie et constatations économiques.
C’est sur le personnage de Rodney, homme à la fois perdu et sûr de sa mission,
que se concentrent les vérités les plus terribles :
« Détruire la pauvreté, c’est sauver le monde ; et sauver le monde, c’est se sauver un peu. […] N’importe qui serait convenu à sa place que plus il créait des pauvres, plus il s’enrichissait, et plus il s’enrichissait, plus il créait de pauvres […]. L’ascension sociale fulgurante de celle qu’il choisit pour épouse a été un précieux remède contre les élancements de l’angoisse, le sentiment de l’absurde et la mélancolie ; elle est un accomplissement, comme une marche ou un jalon, quand il regarde sa vie ». (P. 193)
La narration principalement
au présent renforce le sentiment d’immédiate actualité. Nous n’appartenons,
nous, lecteurs, ni aux classes les plus défavorisées ni aux sphères les plus
hautes. La pauvreté la plus extrême, comme l’aisance la plus ample, nous sont
des abstractions. Mais le monde du roman de Voituriez est le nôtre, et les
personnages nos contemporains. Le constat est amer, rendu avec un cynisme
allègre. L’Invention de la pauvreté
est un excellent roman, cruel et salubre.
*
Extrait :
« Et ce leader d’ONG,
ainsi qu’il se présente, apprend à son entourage qu’il vit, lui et sa famille,
comme un pauvre parmi les pauvres […]. Vivre comme un pauvre parmi les pauvres
est la marque distinctive de son organisation que l’on pourrait qualifier de
familiale ; elle est composée d’environ cinq personnes – lui-même, son
épouse australienne, leurs deux aînés à mi-temps, et un stagiaire bénévole,
généralement une quinqua divorcée et déboussolée par l’inanité de sa vie de
Blanche qui ne reste pas plus d’un mois en moyenne, pour finalement renoncer et
rentrer chez elle en Amérique ou en Europe, plus déprimée et perdue qu’auparavant.
Ancien ingénieur, il aide les pauvres à survivre en offrant ses compétences, et
non son argent.
- Cela avance à
quoi de vivre comme un pauvre ? demande le YP.
L’homme ne paraît pas
comprendre l’intérêt de la question.
- Les pauvres du
Mozambique, insiste le YP, ça les avance à quoi que vous viviez comme eux ?
- Ils m’acceptent
comme un des leurs.
- Mais vous n’êtes
pas pauvre.
- Je me mets à
leur place.
- Et ça change
quoi, pour eux ? » (p. 185-186)