Kate Atkinson, Une
vie après l’autre (Life after life), traduit de l’anglais
par Isabelle Caron, Grasset, 14 janvier 2015, 528 pages.
Ursula Todd naît, meurt,
naît à nouveau, meurt un autre jour, dans d’autres circonstances. Une seule
constante : sa date de naissance, le 11 février 1910. C’est l’hiver, la
neige empêche le médecin – ou ne l’empêche pas, c’est selon – de se rendre à
Fox Corner, le domaine familial, auprès de Sylvie Todd qui est en train
d’accoucher. Le cordon ombilical étouffe le bébé – ou ne l’étouffe pas, c’est
selon. Kate Atkinson, dans son roman Une
vie après l’autre que publient en ce mois de janvier les éditions Grasset,
utilise l’artifice du puzzle pour raconter une histoire dont le but semble être
uchronique : que ce serait-il passé si l’on avait tué Hitler avant la
seconde guerre mondiale, avant même sa prise de pouvoir ? Le bras armé de
ce destin uchronique est – aurait pu être, a été et n’a pas été – cette Ursula
Todd née en février 1910.
De fait, l’assassinat
d’Hitler occupe très peu de pages, et peu les esprits. Ce qui frappe, de prime
abord, dans ce roman-kaléidoscope, c’est la personnalité du personnage
principal. Ursula Todd – la petite oursonne, comme la surnomme son père – est
une battante dans presque toutes ses vies envisagées. Une fillette, puis une
jeune fille et une jeune femme, qui échappe – ou n’échappe pas – aux coups du
sort. Il lui arrive de tomber d’un toit, et de mourir ; d’être victime
d’un viol, et de périr de ses conséquences ; de sauver des vies lors de la
Blitzkrieg, et de finir sous les gravats. Il lui arrive, même, et comme
accessoirement, de tuer Hitler. Ce n’est plus Un jour sans fin (ce film délectable où Bill Murray revit
invariablement la même journée de blizzard à Punxsutawney) mais bien « une
vie sans fin », une vie entière à chaque fois, plus ou moins longue. Du
point de vue de la narration, le roman est assez remarquable. Le lecteur, à
chaque nouvelle vie du personnage, se retrouve en terrain connu, et traque les
infimes – ou flagrantes – différences, comme dans un jeu des sept erreurs.
Mais le plus réussi, dans
ce roman-gigogne, c’est l’évocation du Londres des années 40. Les
bombardements, et leurs conséquences, sont décrits de manière réaliste et
sensible. Ursula, dans quelques-unes de ses vies, travaille durant la journée
dans un ministère où le secret-défense est de mise, et durant la nuit veille et
patrouille dans son quartier. Les mêmes personnages passent et reviennent, les
situations sont envisagées selon presque tous les angles possibles. Par
exemple : un bébé est sauf, ou retrouvé en bouillie ; une vieille
dame a oublié son tricot dans son appartement, elle va le chercher ou reste à
l’abri dans la cave. Dans tous les cas, qu’Ursula s’en sorte ou périsse, l’arrière-fond
historique est rendu avec une minutie et un réalisme extraordinaires. Il n’en
va pas de même pour les scènes se déroulant à Berchtesgaden, même si la foule en liesse au
passage du cortège du Führer est assez terrifiante.
Un des motifs intéressants d’Une vie après
l’autre est la question posée du « déjà vu ». Ursula semble
apprendre non de ses vies antérieures – il ne s’agit pas de cela – mais de ses
vies parallèles possibles. Une frayeur inexplicable l’empêche de monter sur le
toit pour y chercher la poupée que son frère Maurice a balancée tout là-haut.
Elle ne se « souvient » pas
qu’elle est morte une fois déjà, dans des circonstances identiques, mais elle
ne commet pas deux fois la même erreur. De la même façon, et pour ne citer qu’un
autre exemple, elle parvient à sauver de la grippe mortelle la servante de Fox
Corner en la poussant dans les escaliers. Pourquoi l’a-t-elle poussée ?
Elle est incapable de l’expliquer. Mais elle l’a fait, parce que sinon…
Une vie après l’autre peut
apparaître comme un exercice narratif réussi haut-la-main. Exercice qui aurait
pu sembler un peu vain, n’était la personnalité attachante d’Ursula Todd, et de
son entourage. La tante Izzie, la sœur Pamela, le détestable Maurice, le tendre
père Hugh… tous les personnages du roman, jusqu’aux plus petits rôles – le
conducteur du train, par exemple – sont les plus beaux jalons de cette vie
recommencée.
*
Extrait
« […] Quelque chose ne
tourne pas rond dans le genre humain ? Ça sape le moral, tu ne trouves
pas ?
- Ça ne sert à rien de
penser, dit-elle brusquement, il faut juste continuer à vivre. […] Nous n’avons
qu’une vie, après tout, nous devrions essayer de faire de notre mieux. […]
- Et si nous avions la
chance de recommencer encore et encore jusqu’à ce que nous finissions par ne
plus nous tromper ? Ce ne serait pas merveilleux ?
- Je crois que ce serait
épuisant ». (p. 438-439)