Éric Pessan, Le
Démon avance toujours en ligne droite, Albin-Michel, 8 janvier 2015, 320 pages.
Maudit
Le narrateur, David, a été
élevé par sa mère et sa grand-mère paternelle. Les deux femmes ont été
abandonnées peu après la naissance de leurs fils respectifs et se sont
retrouvées seules à éduquer leur enfant – le père de David, et David
lui-même, donc. Cet abandon, elles l’ont vécu comme une croix à porter, et
comme un signe d’évidence du comportement masculin : les hommes, tous les
mêmes. Le grand-père et le père de David ont suivi la même trajectoire :
après avoir abandonné femme et enfant, ils ont viré clochards.
Lourd héritage pour David,
qui durant toute son enfance, et toute sa jeunesse, a dû subir les antiennes
des deux femmes : tu es bien comme eux, tu ressembles à ton père, tu me
promets que tu ne deviendras pas comme lui, chacun a ce qu’il mérite, etc. Le
père et le grand-père étaient habités de démons intimes qui les ont poussé à
fuir le foyer, à vivre dans la rue, à devenir alcooliques. Lorsque Mina, la
femme avec qui il vit et qu’il aime profondément, lui demande de lui faire un
enfant, David perd pied. Faire un enfant ? Avec cette ascendance-là, cet
atavisme-là ? Et puis, s’il fait un enfant, David adoptera la même
attitude que ses grand-père et père, n’est-ce pas ? Il fuira. Comment
faire autrement ? Comment penser autrement ? Il est maudit. Les
hommes de cette famille sont maudits, qui un beau jour s’en vont, et
reproduisent le même schéma de fuite.
Dans Le Démon avance toujours en ligne droite, Éric Pessan explore le
conscient et l’inconscient d’un quadra à l’heure d’une décision à prendre :
faire un enfant. Se reproduire. David, son personnage, s’en va sur les pas des
hommes qui l’ont précédé, et qu’il ne parvient pas à qualifier de
« lâches ». Il se rend à Buchenwald, où le grand-père a été
prisonnier, et c’est un rendez-vous raté, qui le désoriente. Il met ensuite ses
pas dans les pas de son père et séjourne à Lisbonne, où son géniteur s’est
établi dans les années 70, après qu’il a abandonné le foyer. À Lisbonne, il
s’installe dans la pension-même où à résidé son père, durant un temps. David a
pris un congé sabbatique, il a en tête d’écrire un roman, il déambule dans la
ville carnet et stylo au poing. À Bordeaux, Mina l’attend. Mina et son désir
d’enfant.
Comme dans le très beau roman de Tristan Garcia, Faber
(Gallimard, août 2013), Pessan utilise le motif des démons pour démonter la
mécanique psychologique de l’intime inexplicable. Les démons, David les voit.
Ils sont là et bien là, animés, ricanants, sûrs de leur pouvoir. Ils sont les
marqueurs de la malédiction en marche, celle à laquelle David pense ne pas
pouvoir échapper :
Déchéance : de loin, le démon qui fouille les poubelles paraît terriblement miteux. Ailes déchiquetées dont les lambeaux de cuir pendent au sol, épaules voutées, maigreur terrifiante. Il extrait des pochons qu’il éventre d’une griffe, enfouit sa face dans le plastique et mâche avidement les ordures. Le démon a perdu une corne, ses écailles pèlent par plaques, révélant le rosâtre de son épiderme à vif. (p.186)
Calquant ses pas sur les
pas de son père, David hante une Lisbonne elle-même hantée par les mots de
Pessoa, par le cours du Tage, par la réplique du Christ du Corcovado. Il boit.
Beaucoup. S’ingénie à donner forme à la malédiction dont il se croit – dont il
se sait – victime. On n’échappe pas à ses démons, on en hérite sans doute, on
se persuade à coup sûr que la route est tracée. Cette route ouverte par les
deux mâles qui l’ont précédé, et dont il descend, est sans remède. Tout au long du
roman d’Éric Pessan et du texte que David tente d’écrire, deux caps contraires
se rejoignent : la remontée vers l’enfance et les traumatismes provoqués
par la mère, et la descente aux Enfers à suivre et observer tous les clochards
croisés. Lequel est son père ? Celui-ci, peut-être, qui a, entre les
sourcils, la même ride affirmée que lui, David ? Le lecteur n’en saura
rien. Le lecteur lit un texte qui le laisse dans le doute. Le lecteur peut – et
doit – choisir entre deux lectures. C’est là une des définitions du
fantastique.
Éric Pessan aurait pu se
contenter – et c’était déjà là entreprise intéressante, et ici aboutie – de
brosser le portrait d’un homme pris de vertige à l’idée de se reproduire, et de
perpétuer un schéma familial établi. Un roman qui aurait tourné autour de
l’idée d’une éducation angoissante et délétère, des traumatismes provoqués par
les mères, de l’inconséquence des pères déserteurs. Le Démon avance toujours en ligne droite fouille plus avant. Voici
qu’apparaît Jack Nicholson dans le rôle du père de Danny Torrance. Shining. Stanley Kubrick. Stephen King.
« À chaque malédiction son mobile. Le fantastique est logique, réglé par
la causalité ordinaire » (p.210). Voici qu’au détour d’un paragraphe on
s’en remet à une des définitions du fantastique : « Tzvetan Todorov
utilise les concepts d’hésitation et d’incertitude pour tenter de définir le fantastique
en littérature » (p.216-217). Et, plus bas : « La définition de
Todorov peut-elle s’appliquer à autre chose qu’à la littérature ? ».
Et voilà que Borges vient en conclusion : « Puisque nous ne savons
pas si l’univers appartient au genre réaliste ou fantastique, la différence
serait avant tout dans le lecteur, et aussi dans l’intention de
l’écrivain » (p. 217-218).
La malédiction dont souffre
David se veut fantastique, en ce sens
qu’il appartient au lecteur de démêler et de trancher dans le vrai et le
fantasmé. Les portraits très appuyés et monolithiques des femmes – la
grand-mère et la mère de David, et Mina elle-même, sa compagne, minée par le désir d’enfant – entravent
quelque peu cet angle fantastique revendiqué. Le lecteur a peu de choix, au
fond. Les personnages féminins sont tous traumatisants. La part fantastique du
roman est à dénicher dans le versant masculin des personnages. Qui est ce
clochard à qui David, soudain vaincu, verse une offrande de vingt euros ?
Son père ? Le même clochard qu’il a croisé à Buchenwald ? Et ces
carnets noirs, ceints d’un élastique presque métaphorique – David se sent
serré, cerné, de toutes parts – sont-ils le réceptacle de ce qui est vécu, ou
de ce qui projeté ? Soudain, à la fin du roman, le « je » et le
« nous » s’entremêlent, et donnent raison à la déraison féminine.
Le leitmotiv du père de
David est – était, selon la mère traumatisante, obsessionnelle et castratrice –
« la vie n’est pas possible sans la littérature ». Le père enfui
s’était enfui pour écrire. David fuit Mina sous le prétexte d’écrire. Et Sartre
pointe le bout de sa plume : « J’étais un enfant, ce monstre que les
adultes fabriquent avec leurs regrets » (p.160).
Le roman d’Éric Pessan se
dévore avec fureur. On aime haïr ces femmes dévoreuses – la grand-mère, la
mère, la compagne. On aime détester ces hommes qui ont fui. On aime pester
contre l’aboulie de David. On voudrait lui crier que rien n’est écrit, que l’on
repart à zéro, toujours. Que l’on n’hérite que de ce que l’on construit. On
peste, oui. Mais quel roman ! Quel choc de lecture !
*
Lire l’article de VirginieNeufville sur Le Démon avance toujours en ligne droite.