mardi 13 janvier 2015

Regards croisés (12) – Le Démon avance toujours en ligne droite d’Éric Pessan


Éric Pessan, Le Démon avance toujours en ligne droite, Albin-Michel, 8 janvier 2015, 320 pages.

Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville
   

Maudit

Le narrateur, David, a été élevé par sa mère et sa grand-mère paternelle. Les deux femmes ont été abandonnées peu après la naissance de leurs fils respectifs et se sont retrouvées seules à éduquer leur enfant – le père de David, et David lui-même, donc. Cet abandon, elles l’ont vécu comme une croix à porter, et comme un signe d’évidence du comportement masculin : les hommes, tous les mêmes. Le grand-père et le père de David ont suivi la même trajectoire : après avoir abandonné femme et enfant, ils ont viré clochards.

Lourd héritage pour David, qui durant toute son enfance, et toute sa jeunesse, a dû subir les antiennes des deux femmes : tu es bien comme eux, tu ressembles à ton père, tu me promets que tu ne deviendras pas comme lui, chacun a ce qu’il mérite, etc. Le père et le grand-père étaient habités de démons intimes qui les ont poussé à fuir le foyer, à vivre dans la rue, à devenir alcooliques. Lorsque Mina, la femme avec qui il vit et qu’il aime profondément, lui demande de lui faire un enfant, David perd pied. Faire un enfant ? Avec cette ascendance-là, cet atavisme-là ? Et puis, s’il fait un enfant, David adoptera la même attitude que ses grand-père et père, n’est-ce pas ? Il fuira. Comment faire autrement ? Comment penser autrement ? Il est maudit. Les hommes de cette famille sont maudits, qui un beau jour s’en vont, et reproduisent le même schéma de fuite.

Dans Le Démon avance toujours en ligne droite, Éric Pessan explore le conscient et l’inconscient d’un quadra à l’heure d’une décision à prendre : faire un enfant. Se reproduire. David, son personnage, s’en va sur les pas des hommes qui l’ont précédé, et qu’il ne parvient pas à qualifier de « lâches ». Il se rend à Buchenwald, où le grand-père a été prisonnier, et c’est un rendez-vous raté, qui le désoriente. Il met ensuite ses pas dans les pas de son père et séjourne à Lisbonne, où son géniteur s’est établi dans les années 70, après qu’il a abandonné le foyer. À Lisbonne, il s’installe dans la pension-même où à résidé son père, durant un temps. David a pris un congé sabbatique, il a en tête d’écrire un roman, il déambule dans la ville carnet et stylo au poing. À Bordeaux, Mina l’attend. Mina et son désir d’enfant.

Comme dans le très beau roman de Tristan Garcia, Faber (Gallimard, août 2013), Pessan utilise le motif des démons pour démonter la mécanique psychologique de l’intime inexplicable. Les démons, David les voit. Ils sont là et bien là, animés, ricanants, sûrs de leur pouvoir. Ils sont les marqueurs de la malédiction en marche, celle à laquelle David pense ne pas pouvoir échapper :

Déchéance : de loin, le démon qui fouille les poubelles paraît terriblement miteux. Ailes déchiquetées dont les lambeaux de cuir pendent au sol, épaules voutées, maigreur terrifiante. Il extrait des pochons qu’il éventre  d’une griffe, enfouit sa face dans le plastique et mâche avidement les ordures. Le démon a perdu une corne, ses écailles pèlent par plaques, révélant le rosâtre de son épiderme à vif. (p.186)

Calquant ses pas sur les pas de son père, David hante une Lisbonne elle-même hantée par les mots de Pessoa, par le cours du Tage, par la réplique du Christ du Corcovado. Il boit. Beaucoup. S’ingénie à donner forme à la malédiction dont il se croit – dont il se sait – victime. On n’échappe pas à ses démons, on en hérite sans doute, on se persuade à coup sûr que la route est tracée. Cette route ouverte par les deux mâles qui l’ont précédé, et dont il descend, est sans remède. Tout au long du roman d’Éric Pessan et du texte que David tente d’écrire, deux caps contraires se rejoignent : la remontée vers l’enfance et les traumatismes provoqués par la mère, et la descente aux Enfers à suivre et observer tous les clochards croisés. Lequel est son père ? Celui-ci, peut-être, qui a, entre les sourcils, la même ride affirmée que lui, David ? Le lecteur n’en saura rien. Le lecteur lit un texte qui le laisse dans le doute. Le lecteur peut – et doit – choisir entre deux lectures. C’est là une des définitions du fantastique.

Éric Pessan aurait pu se contenter – et c’était déjà là entreprise intéressante, et ici aboutie – de brosser le portrait d’un homme pris de vertige à l’idée de se reproduire, et de perpétuer un schéma familial établi. Un roman qui aurait tourné autour de l’idée d’une éducation angoissante et délétère, des traumatismes provoqués par les mères, de l’inconséquence des pères déserteurs. Le Démon avance toujours en ligne droite fouille plus avant. Voici qu’apparaît Jack Nicholson dans le rôle du père de Danny Torrance. Shining. Stanley Kubrick. Stephen King. « À chaque malédiction son mobile. Le fantastique est logique, réglé par la causalité ordinaire » (p.210). Voici qu’au détour d’un paragraphe on s’en remet à une des définitions du fantastique : « Tzvetan Todorov utilise les concepts d’hésitation et d’incertitude pour tenter de définir le fantastique en littérature » (p.216-217). Et, plus bas : « La définition de Todorov peut-elle s’appliquer à autre chose qu’à la littérature ? ». Et voilà que Borges vient en conclusion : « Puisque nous ne savons pas si l’univers appartient au genre réaliste ou fantastique, la différence serait avant tout dans le lecteur, et aussi dans l’intention de l’écrivain » (p. 217-218).

La malédiction dont souffre David se veut fantastique, en ce sens qu’il appartient au lecteur de démêler et de trancher dans le vrai et le fantasmé. Les portraits très appuyés et monolithiques des femmes – la grand-mère et la mère de David, et Mina elle-même, sa compagne, minée par le désir d’enfant – entravent quelque peu cet angle fantastique revendiqué. Le lecteur a peu de choix, au fond. Les personnages féminins sont tous traumatisants. La part fantastique du roman est à dénicher dans le versant masculin des personnages. Qui est ce clochard à qui David, soudain vaincu, verse une offrande de vingt euros ? Son père ? Le même clochard qu’il a croisé à Buchenwald ? Et ces carnets noirs, ceints d’un élastique presque métaphorique – David se sent serré, cerné, de toutes parts – sont-ils le réceptacle de ce qui est vécu, ou de ce qui projeté ? Soudain, à la fin du roman, le « je » et le « nous » s’entremêlent, et donnent raison à la déraison féminine.

Le leitmotiv du père de David est – était, selon la mère traumatisante, obsessionnelle et castratrice – « la vie n’est pas possible sans la littérature ». Le père enfui s’était enfui pour écrire. David fuit Mina sous le prétexte d’écrire. Et Sartre pointe le bout de sa plume : « J’étais un enfant, ce monstre que les adultes fabriquent avec leurs regrets » (p.160).

Le roman d’Éric Pessan se dévore avec fureur. On aime haïr ces femmes dévoreuses – la grand-mère, la mère, la compagne. On aime détester ces hommes qui ont fui. On aime pester contre l’aboulie de David. On voudrait lui crier que rien n’est écrit, que l’on repart à zéro, toujours. Que l’on n’hérite que de ce que l’on construit. On peste, oui. Mais quel roman ! Quel choc de lecture !

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Lire l’article de VirginieNeufville sur Le Démon avance toujours en ligne droite.