Mélanie Sadler, Comment
les grands de ce monde se promènent en bateau, Flammarion, 7 janvier 2015, 152 pages.
Mélanie Sadler, jeune enseignante-chercheuse
spécialisée en littérature argentine, publie en cette rentrée de janvier 2015
un premier roman au long titre énigmatique, qui résonne en écho de la
traduction espagnole du titre d’un court roman du Brésilien Jorge Amado De cómo los turcos descrubrieron América.
De Turcs, il en est question, ici, et singulièrement du sultan Soliman. De la
découverte et de la conquête de l’Amérique, également, et plus particulièrement
des massacres perpétrés par Hernán Cortés au Mexique. Mais l’aventure du roman
débute ici et maintenant, c’est-à-dire de nos jours, à Buenos-Aires et en
Turquie.
Le professeur J. L. Borges
n’est pas aveugle, même s’il emprunte au célèbre écrivain argentin plus que ses
initiales. Javier Leonardo Borges, assoupi au soir de sa longue vie
d’enseignant et de chercheur, sursaute en découvrant, sur un manuscrit turc du
XVIe siècle, la représentation d’une déesse aztèque. Co… co… comment ?
Comment est-ce possible ? La diffusion de l’information, à l’époque,
n’avait pas la rapidité de nos éclairs contemporains. Impossible. C’est
impossible. À moins que…
À moins que l’on ne
revisite l’Histoire sur le mode du roman d’aventure, et que l’on ne puise à une
culture hispanique qui embrassait, à la grande époque, les combats devant Alger
et l’exploration du Nouveau Monde. Un homme fait le lien, historiquement, entre
les combats navals de Charles Quint et la conquête du Mexique : c’est
Hernán Cortés. Dans le roman de Mélanie Sadler, l’implication de Soliman dans
les batailles barbaresques prend des allures de vengeance personnelle…
Le professeur J.L. Borges
met à contribution son ami et confrère turc Hakan : il faut enquêter – la
recherche universitaire est une forme d’enquête policière – sur ce manuscrit,
et sur cet anachronisme impossible. La piste remonte à Cuauhtémoc, le dernier
empereur aztèque. Et… et si… et s’il n’était pas mort là-bas, au Mexique… Et…
et s’il s’était embarqué pour un voyage vers l’Orient, suivant une flèche
inverse à la flèche des temps ambiants, qui filait vers l’extrême
occident ? C’est toute la face de l’Histoire, et pas seulement celle du
XVIe siècle, qui en serait changée…
Dans Comment les grands de ce monde se promènent en bateau le lecteur
navigue entre érudition et roman d’aventure. Des allusions, des citations,
renvoient malicieusement autant à Don
Quichotte qu’à Cent ans de solitude, en
passant par Vialatte. La conduite du récit oscille entre Les Aventures de Tintin et les
Mille et une nuits. La figure de la Malinche – cette princesse aztèque
déchue, maîtresse de Cortés, interprète-truchement lors de la conquête
mexicaine – trouve son pendant dans Roxelane, la favorite du sultan, devenue
épouse et faisant office de ministre des Affaires Étrangères.
Mélanie Sadler nous offre
un roman réjouissant, d’une implacable maîtrise documentaire – on n’en
attendait pas moins d’une normalienne ! – et d’une roborative inventivité.
Les études universitaires attisent, parfois, les élans romanesques. On en a ici
la preuve éclatante.
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Extrait
« Si cela n’avait été
pour son ami de longue date, Hakan aurait abandonné sa recherche depuis belle
lurette. Certes, l’idée d’un séjour oriental de Cuauhtémoc était appétissante,
mais elle n’en demeurait pas moins rocambolesque et nourrie de maigres indices.
Hakan en arrivait parfois à soupçonner le vieux Borges d’être quelque peu
gâteux et d’avoir un brin abusé du Fernet Branca le jour où il l’avait contacté
exalté. Mais enfin, son mois d’août était désœuvré, il avait bouclé son dernier
ouvrage plusieurs semaines en amont et, la rentrée universitaire n’étant pas
encore au goût du jour, il pouvait s’offrir le luxe d’une recherche
inutile ». (p. 46)
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Complément
Mélanie Sadler s’intéresse
aussi à l’apparition de la littérature de jeunesse en Amérique latine. Lire son article « Prenez au sérieux le Petit Poucet ! » sur La Clé des
Langues.