Pit Agarmen (Martin Page), La nuit a dévoré le monde,
roman, éd. Robert Laffont, 2012 et éd. J’ai lu, juillet 2014, 192 pages.
Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville
Le narrateur, invité à une
soirée dans un appartement de Montmartre, se retire dans la chambre où l’on a
entreposé les manteaux et les sacs. Il veut être seul quelques instants, il est
un peu asocial. Il s’endort, soûl. Se réveille seul. Dans les pièces de
l’appartement, partout : du sang, des bouts de chair et d’os. Lorsqu’il se
penche au balcon, il voit que les zombies ont envahi Paris. Que faire ?
Suivre les conseils des autorités et tenter de rallier un abri ? Mais quel
abri plus sûr que cet appartement ? Le narrateur y trouve des armes, de la
nourriture, de l’eau en bouteilles, des livres. Il s’installe et tient son
journal.
L’invasion a eu lieu le 8
mars. Son journal s’achève le 8 août. Durant ces cinq mois, l’homme seul – le
dernier survivant ? – va éprouver tout l’éventail des sentiments. Il passe
du découragement à l’exaltation, du désespoir à la jubilation. Petit Robinson
retranché dans un appartement-île qui ne lui appartient pas, il recrée un monde
vivable. Sa survie, et surtout sa survie mentale, requièrent de la discipline.
Après l’abattement et le laisser-aller, bien compréhensibles, il se reprend en
main : toilette, rasage, ménage de l’appartement. Il change les meubles de
place, réduit son espace à la seule grande-pièce, celle qui possède un balcon.
Martin Page – puisque sous
le pseudo anagrammatique, c’est bien lui l’auteur – explique dans la postface
qu’il n’avait pas prévu d’écrire un roman de genre, un roman horrifique. La Nuit a dévoré le monde est né,
dit-il, d’une « crise intérieure ». En faisant de son personnage un
écrivain, il se projette, sans doute. Mais ce qui est véritablement intéressant
dans le roman – laissons de côté la part autobiographique – c’est que cet écrivain,
seul au monde, a justement en mains toutes les cartes pour s’en sortir. Il
n’est pas bricoleur, il n’est pas sportif, il n’a aucun goût pour la violence
et la bagarre. C’est un tendre, un type qui écrit des romans à l’eau de rose,
qui donne à ses héroïnes des destins miraculeux, décalés. Un type qui n’a pas
d’horaires imposés par un boulot contraignant. Un marginal, en quelque sorte.
Toutes ces faiblesses deviennent des forces. Quand les Parisiens cherchent à
fuir le danger, lui, il se terre. Face à la stupéfaction d’une situation
totalement inédite, il réagit avec ses propres armes. Lui qui jugeait sa vie
catastrophique, le voilà face à la catastrophe. Et donc, il s’organise.
Les zombies du roman sont
les zombies tels qu’on les a déjà rencontrés au cinéma : laids, sales, affamés,
lents, bêtes. Des monstres que Martin Page n’a pas besoin de plus caractériser,
car ils font partie de l’imaginaire collectif. Le narrateur, en revanche, est
parfaitement développé : le « je » qui s’exprime donne à voir un
homme des plus humains, qui parfois jubile de la haine que les zombies lui
inspirent, qui converse avec un rosier, qui fabrique une espèce de carillon
japonais avec des fourchettes parce que la musique lui manque. Il n’a jamais
été aussi vivant. Jamais il n’a eu autant envie de vivre. « J’ai toujours
su que les gens étaient des monstres. Alors qu’ils soient aujourd’hui des
zombies, ça n’est qu’une confirmation. La métaphore s’est incarnée. Et je suis
bien décidé à vendre cher ma peau ».
Être seul au monde, c’est
ne toucher et n’être touché par personne. Dans une scène magnifique et
terrifiante, le survivant va réussir à toucher un zombie, et ce contact le
bouleverse. Bien entendu, il est alors le chasseur, et non plus la proie. Ce
renversement de situation, dû au besoin humain de toucher, de caresser, est un
des plus beaux passages du roman. « Je suis plus dépendant d’eux qu’ils ne
le sont de moi. Je n’ai personne d’autre que ces êtres », écrit-il dans
son journal. Lui, il est resté un être sensible. Et, alors qu’il en doutait,
social.
Malicieusement, Martin Page
renverse les pôles de la littérature. Où est le classique ? Où le
genre ? Où la blanche ? « Je n’ai jamais autant lu.
Essentiellement de la littérature fantastique et de science-fiction :
Dostoïevski, Stendhal, Jane Austen. On y parle d’une humanité et d’une société
qui n’existent plus. Je me rends compte combien notre monde et notre espèce
étaient arrogants et fragiles. L’ancienne littérature sérieuse est aujourd’hui
la nouvelle littérature de gare, la littérature pleine d’imagination, étonnante
et excessive (un homme et une femme qui prennent un café en terrasse est une
scène d’une audace incroyable) ».
Les zombies ne sont, ici,
qu’un prétexte. Il s’agit de faire le portrait d’un homme fragile, de bousculer
les genres, de s’interroger sur ce qui fait notre humanité. Le roman est placé
sous le signe de Pessoa, avec la citation d’ouverture « Nous sommes
deux abîmes face à face », et sous celui de Mary Shelley, dans les
remerciements.
*
Je remercie Virginie
Neufville d’avoir proposé ce roman pour notre dixième Regards croisés. J’ai
dévoré La Nuit a dévoré le monde. Sans
elle, je n’aurais sans doute jamais lu ce livre, pensant qu’il « n’était
pas mon genre ».
Lire l’article de Virginie Neufville sur le roman