Lionel-Edouard Martin, Mousseline et ses doubles,
éd. du Sonneur, septembre 2014, 294 pages.
Le dernier roman de
Lionel-Edouard Martin est l’histoire d’une jeune fille de province qui monte à
Paris à la fin des années 50. Elle séjourne chez son frère jumeau et son
épouse, qui viennent d’avoir un bébé. La jeune fille, surnommée Mousseline,
découvre la capitale, fait la rencontre d’un jeune homme séduisant, cultivé…
Oui, bon, tout cela est dans le roman, c’est vrai. Mais tout cela n’est que
l’écume de Mousseline et ses doubles.
On pourrait dire de ce
roman qu’il est l’histoire d’un écrivain et presque l’histoire d’une écriture.
Le bébé du frère et de la belle-sœur – dont Mousseline aura la charge – est
devenu écrivain. Il a cinquante-trois ans et raconte l’histoire de sa tante. Il
remonte jusqu’à la naissance des jumeaux, à la mort en couches de la
grand-mère, aux seins de la nourrice, en novembre 1935. La province des années
d’avant-deuxième guerre mondiale a encore des allures de XIXe siècle, et
lorsque Mousseline découvre Paris, vingt ans plus tard, elle change non
seulement de lieu mais d’époque. La ville lui donne des ailes, et ne l’effraie
que peu de temps. Le neveu qui raconte l’histoire de sa tante – et la sienne –
recrée les ressentis et sentiments de son héroïne. Car Mousseline a tout de
l’héroïne : orpheline de mère, veuve sans être mariée, élevant un enfant
qu’elle n’a pas mis au monde, créant son entreprise avec l’argent de son
héritage qui a « travaillé » durant son enfance… Une forte femme. Une
femme sentimentale devenue forte parce que n’ayant pas d’autre choix. Émancipée
et fragile.
L’histoire de l’écrivain,
donc. En remontant aux origines de son père et de sa tante – les jumeaux nés en
1935 de la grand-mère Lise morte en couches – il balaie un demi-siècle
d’histoire des mentalités. Les conversations entre les personnages sont rendues
sur le mode du temps – fond et forme. En province, le non-dit et l’implicite
sont de mise. On parle peu, on ne dit pas ces choses-là, on se comprend. À
Paris, le frère jumeau a acquis le langage du lieu : son argot est plus canonique
que celui des Titis, comme peut l’être l’accent méridional forcé d’un nordiste
qui s’installe à Marseille et veut « s’intégrer ». L’écrivain remonte
aux origines. Lui, il est né et a vécu à Paris. Mais c’est au lieu originel
qu’il retourne, en s’installant dans la maison héritée de son grand-père,
cinquante ans plus tard. Et là, sur le terroir-terreau familial, il raconte sa
tante. Il la fait parler. Leurs deux voix de narration alternent.
L’histoire d’une
écriture (ou presque) : pour le lecteur familier de Lionel-Edouard
Martin, le motif de la jeune fille comme mystère à éclaircir est récurrent.
Dans Anaïs ou les gravières, en 2012,
la jeune fille était une énigme contemporaine sur laquelle il fallait enquêter.
Dans Mousseline et ses doubles, la
jeune fille est un motif qui permet une remontée dans le temps, et qui ouvre
sur la découverte de la littérature. Le jeune homme que rencontre l’héroïne à
Paris lui fait découvrir les grands textes, parmi lesquels émerge Madame Bovary, l’histoire de cette
provinciale qui s’ennuie. « Madame
Bovary : ce bonbon féroce qui plus d’une fois t’a mordu la bouche. Tu
le suces, puis le croques. En gare de ***, ne reste plus que l’os ». L’écrivain,
autour de la tante en jeune fille, tisse une mousseline d’écriture, au vocatif.
Il y a, dans l’expression
« littérature de terroir », quelque chose de condescendant.
Lionel-Edouard Martin – comme Marie-Hélène Lafon, dans une autre manière –
explore son terroir poitevin, mais
explore avant tout la langue française et notre culture commune. Les jumeaux se
nomment Pierre et Marie(lle), le jeune homme dont Mousseline tombe amoureuse,
Joseph – et il est charpentier, ou tout comme. Le bébé qui devient écrivain a
été baptisé Michel. Plus qu’en terrasseur de dragon, c’est en peseur des âmes
qu’il s’exprime. Mousseline est encore bien vivante. Il revient à Michel
l’écrivain de prendre en charge, au moins dans et par l’écriture, les morts
accidentelles dans lesquelles périssent les hommes de la jeune fille : son
frère, son fiancé. Et, par là, l’écrivain exprime aussi le poids des âmes qu’il
porte en lui : celles de ses parents, morts sans sépulture. Ces
« accidents » sont aussi narratifs. Dans Mousseline et ses doubles, Lionel-Edouard Martin manie parfaitement
le suspens narratif : le lecteur doit attendre pour apprendre quel genre
d’entreprise ouvre Mousseline, de la même façon qu’il lui faut attendre la fin
du roman pour comprendre pourquoi Mousseline a élevé son neveu.
Mousseline et ses doubles
est une belle histoire, un peu triste et pleine d’espoir, qui fait revivre une
partie des années 50-60. Oui, bon, c’est vrai. Le roman raconte cela. Mais sous
l’anecdote – non, au-dessus – c’est l’écriture qui touche :
L’hiver travaille de neige et de Sibérie la
capitale, un hiver à tempêtes comme fut l’automne, à congères, à froid de
chien, de canard, et de toutes bestioles. Et Pierre débarque dans cet Arctique,
et Paris sous la neige s’accroche à ses gares
d’où sortent les bidasses de retour d’Algérie, qui gèlent et parlent de
soleil, de couleurs magnifiées par le ciel, encensant la douceur, l’oranger,
l’eucalyptus, la cigogne.