vendredi 28 juin 2024

Autre chose – Le Troiacord II – de Miquel de Palol

Miquel de Palol, Autre chose (Una altra cosa, 2001), traduit du catalan par François-Michel Durazzo, éd. Zulma, coll. Z/a, 20 juin 2024, 368 p.


Voici donc le deuxième tome du cycle du Troiacord du catalan Miquel de Palol. Rappelons que dans le premier tome, intitulé Trois pas vers le sud, nous assistions à la mise en place d’un sosie dans les sphères du pouvoir financier. Dans Autre chose, nous changeons – apparemment – de prisme, et nous suivons les aventures de Jaume Camus, étudiant en fin d’étude à qui l’on confie la mission de faire des recherches sur le Jeu de la Fragmentation, qui était en vogue dans les sociétés secrètes des XVIIIe et XIXe siècles. Avec pour seuls viatiques une bourse universitaire et quelques numéros de téléphone, Jaume va écumer quelques bibliothèques européennes, et notamment celle du Vatican. Il découvre un spectaculaire jeu d’échecs tridimensionnel, de forme cubique. 

Tout cela a des airs d’aventures d’Indiana Jones – en plus bavard – et du Pendule de Foucault d’Umberto Eco – en moins ironique. Mais… n’oublions pas que nous sommes dans un cycle, dans une somme, et qu’il ne s’agit là que du deuxième épisode. Avouons-le : c’est compliqué. Par compliqué à suivre, la narration est fluide, mais compliqué à comprendre. Ou plutôt, complexe. Comme une strate supplémentaire au plateau cubique du château d’échecs du Vatican, un arbre généalogique évolue au gré des pages, et au lieu d’apporter des clarifications, il complexifie la quête. La lecture d’Autre chose est réellement hypnotique, le lecteur a l’impression d’être pris dans le vortex d’un entonnoir à la fois fictionnel et historique. Les décors ajoutent au vertige : l’éléphant fiché dans l’obélisque de la piazza Minerva à Rome est un point fixe autour duquel s’enroule le temps fictionnel : Jaume s’y fait renverser par une moto et dérober un livre, quand quelques temps plus tard un personnage lui raconte la même histoire arrivée des années en arrière ; Jaume veut répéter la scène sous l’éléphant, et elle se déroule encore, en léger décalage. C’est, d’une certaine façon, la même mise en abyme que dans le tome précédent, lorsqu’un personnage regarde un personnage regarder une vidéo de son sosie. Quelque chose qui s’explique, là encore d’une certaine façon, par la découverte du château d’échecs dans les caves du Vatican. On ne joue pas sur le plan, sur la surface, on joue en 3D. 

Le lecteur est donc tranquillement – l’adverbe est un clin d’œil – installé dans sa lecture, se demandant à quoi va aboutir la recherche – la quête – de Jaume qui parcourt l’Europe avec en poche trois cartes de crédit d’argent magique, lorsque tout à coup, tadaaam !, page 307 la narration se retourne, et avec elle, comme un gant, tout l’édifice de Trois pas vers le sud, le tome I. Elle se retourne comme un gant et, paradoxalement, remet le lecteur sur ses pieds. Car, en fin de compte, de quoi s’agit-il, au juste ? De comprendre ce qu’est ce Troiacord. Un objet ? Une idée ? Un traquenard ? Une arme financière ? 

On connaît l’adage : le roman policier le plus abouti est celui dans lequel l’enquêteur est l’assassin, et l’ignore. L’exemple le plus spectaculaire est sans doute Falling Angel de William Hjortsberg. Dans Autre chose, le retournement du gant est focalisé avant tout sur le statut du personnage de Jaume, enquêteur comprenant qu’il fait partie du Jeu de la fragmentation sur lequel il enquête. Disons que nous sommes dans la troisième dimension. Troisième dimension qui prend réellement forme lorsque le lecteur va sur le site des éditions Zulma et télécharge le patron d’un polyèdre, l’assemble, et se rend compte que les chapitres du roman – et ceux du roman précédent – commencent tous par deux phrases assemblées à l’intersection des sommets de la figure. Oui, je sais, c’est complexe. Et fascinant. 

Disons que c’est un jeu, qui se joue entre l’auteur et son texte, l’auteur et son lecteur, le texte et son traducteur, le lecteur et le texte, le tome I et le tome II, on peut tracer toutes les bijections que l’on veut, sur un plan ou sur trois dimensions. Pour ma part, je suis persuadée que, comme l’église proustienne, le Jeu de la Fragmentation est un jeu sur le temps, la quatrième dimension, donc. Et le Troiacord le moyen de se jouer du temps. 

Aucune date n’est encore annoncée pour la publication du tome III, intitulé Les Ailes égyptiennes. Je l’attends avec la même impatience que l’on attend la diffusion de la troisième saison d’une série addictive. 


lundi 10 juin 2024

Trois pas vers le sud – Le Troiacord 1 – de Miquel de Palol

Miquel de Palol, Trois pas vers le sud – Le Troiacord 1, traduit du catalan par François-Michel Durazzo, éd. Zulma, coll. Z/a, avril 2024, 432 p.

Voici la première partie d’un roman de plusieurs tomes, une espèce d’œuvre-monstre d’un auteur non moins monstre. Miquel de Palol a publié plus de soixante livres, dont certains ont été traduits en français par François-Michel Durazzo et publiés chez Zulma. Des romans polyphoniques, labyrinthiques, aux intrigues intriquées, qui demandent au lecteur une grande agilité d’esprit et un souffle au moins égal à celui de l’auteur. Palol est, sans aucun doute, un des maîtres de la fiction contemporaine.

Pour ce qui concerne les traductions en français, nous disposons de deux romans – Le Jardin des sept crépuscules et Le Testament d’Alceste – qui nécessitaient une pagination particulière car les récits enchâssés devaient être immédiatement identifiables. Rien de tel dans Trois pas vers le sud, dont l’action est linéaire. Enfin, apparemment linéaire. Le pitch est imparable : un homme meurt dans un guet-apens. Sa présence est indispensable pour finaliser des tractations financières importantes, dans les sphères du pouvoir économique. Que faire ? Lui trouver un double. Non pas un sosie, mais un double véritable, que l’on va modeler à coups de seringues injectant une substance d’effacement de la personnalité première, de visionnages de vidéo du modèle, d’exercices pratiques, notamment sexuels. On récupère en prison un certain Damià, un criminel passablement dangereux, que l’on façonne en quelques semaines. Et ça marche.

Le dispositif narratif est élaboré de telle sorte que le lecteur est parfois perdu comme peut l’être Damià, et souvent remis sur les rails grâce à Max, le narrateur et voyeur de l’histoire. Il s’agit, là aussi, comme dans les deux romans traduits en français, de mise en abyme, mais plus visuelle que textuelle. Ou, pour le dire autrement, plus narrative que structurelle. Dans une scène particulièrement réussie, on voit Max regarder en caméra cachée Damià qui regarde une vidéo dans laquelle on le voit regarder une vidéo de l’homme dont il doit prendre la place et adopter le rôle. C’est, à proprement parler, vertigineux. Piranésien, ou à peu près. Eschérien. C’est aussi, à n’en pas douter, géométrique. Les premières pages du roman, sous couvert de description minutieuse d’un quartier, tracent des lignes sur un plan. La notion de vertige est renforcée par la multitude des personnages, qui apparaissent comme étant connus a priori alors que le lecteur les découvre et que Damià tente de les identifier à partir des éléments qui lui ont été donnés. 

On fait ingurgiter à Damià, durant les quelques jours de sa préparation, une quantité phénoménale d’œuvres littéraires, philosophiques, historiques. Il faut dire que Damià ne doit pas seulement endosser la stature du mort, mais aussi sa culture, ses réparties, sa manière de penser et de se conduire en société. Et la société qu’il fréquente est à la fois vaine – on se croit parfois dans un film de Ruben Östlund – et hyper pointue sur les références musicales, culturelles, conceptuelles. On assiste à des joutes sur la différence entre les personnages de Julien Sorel et de Frédéric Moreau, sur ce que Mozart doit à Bach… Damià, aidé par les injections d’effacement de sa propre mémoire, se fond dans le moule et tire son épingle du jeu. Il devient un autre.

On l’aura compris, le cœur de ce roman est l’exploration de la figure du double, du Doppelgänger. Le tout sur fond de réflexion sur la persistance, ou non, de la mémoire. Miquel de Palol parvient à enchevêtrer, dans une narration linéaire, à la fois l’intime et le socio-économico-politique de la société contemporaine. On est en limite de réflexion sur le pouvoir, sous toutes ses formes. Un tour de force. On est aussi en terrain homérique, comme le suggère le titre et le laisse entendre l’épigraphe. Ce qui se déroule au fil des pages, c’est une guerre, sur fond de fusion-acquisition et de recherche et développement. Une guerre qui a pour but de lever des fonds pour finaliser le projet Troiacord, dont on ne dira ici que le strict minimum : « recueillir l’énième terme d’une séquence, en obviant au fardeau de l’indétermination de l’énième plus un. » Oh, dit ainsi, c’est obscur, et même nébuleux pour le commun des lecteurs – dont je suis. Mais on induit toutes les conséquences d’un tel dispositif, qu’elles se situent au plan de l’humain, du macro-économique ou du politique. Quelque chose entre le pouvoir des algorithmes et la physique quantique appliquée au quotidien. 

L’idée de base de Trois pas vers le sud est séduisante, d’autant plus qu’elle n’est dévoilée que dans les toutes dernières pages du roman. Ce n’est qu’a posteriori que l’on comprend l’ampleur du propos, et notamment le traitement que subit Damià. Le tome 2 du Troiacord, intitulé Autre chose, paraîtra chez Zulma le 20 juin prochain, et l’on attend avec impatience de pouvoir s’y plonger. 

 



mardi 4 juin 2024

Zephyr, Alabama de Robert McCammon

Robert McCammon, Zephyr, Alabama (Boy’s life), 1991, nouvelle traduction française de l’américain par Stéphane Carn avec la participation de Hélène Charrier, éd. Monsieur Toussaint Louverture, collection Les Grands Animaux, mai 2024.

Le monde vu par un enfant de 12 ans dans l’Amérique du début des années 60. Nous voilà en terrain connu. Quelle que soit la période envisagée, l’enfant, le pré-adolescent, est un personnage merveilleux. Par ses yeux, les cinéastes et les écrivains font revivre leur propre enfance, puisent au cœur de la pop-culture, et nous transportent, nous, lecteurs, dans un univers enfoui en chacun de nous, et que nous croyions dépassé, voire oublié. Les vélos, les petits caïds que ne s’en prennent qu’à plus faibles qu’eux, les parents et leurs faiblesses découvertes, l’irruption de la violence, et, puisque nous sommes aux USA, l’importance du base-ball et la ségrégation toujours en vigueur. Ce schéma rapide renvoie, d’emblée, à des œuvres que nous avons tous lues ou vues : E.T, Stand by me, Stanger things, pour ne citer que ce qui me vient à l’esprit au fil du clavier. Des œuvres où la voix est donnée aux petits garçons. Fragiles, heureux, insouciants, jusqu’à ce que quelque chose d’extraordinaire vienne déchirer le voile de l’innocence. 

Zephyr, Alabama ne déroge pas à la règle de ces romans modernes d’apprentissage. D’où vient la grâce de ce texte ? Car il est nettement au-dessus de tout ce que j’ai lu dans le genre jusqu’à aujourd’hui. Elle naît, peut-être, justement, du genre, du savant et juste dosage du mélange des genres. Dans ce roman, on trouve pêle-mêle un peu de vaudou, un tricératops, des gangsters, un criminel nazi, un ange aux yeux bleus marié à un sale jeune type, un vélo plus ou moins magique, un monstre des grands fonds, une balle de baseball lancée par un gringalet, et qui monte si haut que jamais elle ne redescend. Le tout mis en place dans un texte en quatre parties qui suivent les quatre saisons de l’année 1964, sur fond de musique des Beach Boys.

Cory a douze ans, trois copains, une mère bonne pâtissière et un père livreur de bouteilles de lait. C’est en l’accompagnant, un matin, très tôt, dans sa tournée, qu’il voit tomber une voiture dans le lac de Zéphyr. Le père plonge pour sauver le conducteur prisonnier de la voiture, mais l’homme est enchaîné au volant, il est nu et mort, étranglé par ce qui ressemble à une corde de piano. Ne pas avoir pu sauver cet homme déjà mort mine le père, qui se met à déprimer. Qui a bien pu commettre un tel crime ? Et qui est ce mort ? L’énigme n’est pas résolue. Le tatouage qu’il porte – un crâne ailé – n’aide pas à son identification. Il faudra quatre saisons, la mort et la résurrection d’un chien, les leçons de piano imposées à un copain de Cory, une plume de perroquet et l’art divinatoire d’une très vieille dame noire pour défaire tous les fils de cette histoire. Parallèlement à cela, on assiste à l’émergence des supermarchés qui bousculent le quotidien du livreur de bouteilles de lait, et à la naissance de la vocation d’écrivain de Cory.

Voilà un roman merveilleux, qui joue à la fois sur la nostalgie d’une époque et la permanence de motifs romanesques. L’histoire d’un petit garçon qui sort du confort de l’enfance, qui passe des épreuves et grandit en résolvant un crime. Un petit garçon qui deviendra écrivain. A lire absolument.

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 NB : On ne cessera jamais de louer la ligne éditoriale des éditions Monsieur Toussaint Louverture, et le soin apporté à chaque publication. Ici, dans ce roman publié dans la belle collection des Grands Animaux, un couverture noire ornée d’un dessin décalé, sous une jaquette représentant un ciel vert étoilé. Il faut tout lire, jusqu’au bout, jusqu’au bout de l’achevé d’imprimer, et ne pas rater la quatrième de la jaquette, avec le clin d’œil à Stephen King.