lundi 10 juin 2024

Trois pas vers le sud – Le Troiacord 1 – de Miquel de Palol

Miquel de Palol, Trois pas vers le sud – Le Troiacord 1, traduit du catalan par François-Michel Durazzo, éd. Zulma, coll. Z/a, avril 2024, 432 p.

Voici la première partie d’un roman de plusieurs tomes, une espèce d’œuvre-monstre d’un auteur non moins monstre. Miquel de Palol a publié plus de soixante livres, dont certains ont été traduits en français par François-Michel Durazzo et publiés chez Zulma. Des romans polyphoniques, labyrinthiques, aux intrigues intriquées, qui demandent au lecteur une grande agilité d’esprit et un souffle au moins égal à celui de l’auteur. Palol est, sans aucun doute, un des maîtres de la fiction contemporaine.

Pour ce qui concerne les traductions en français, nous disposons de deux romans – Le Jardin des sept crépuscules et Le Testament d’Alceste – qui nécessitaient une pagination particulière car les récits enchâssés devaient être immédiatement identifiables. Rien de tel dans Trois pas vers le sud, dont l’action est linéaire. Enfin, apparemment linéaire. Le pitch est imparable : un homme meurt dans un guet-apens. Sa présence est indispensable pour finaliser des tractations financières importantes, dans les sphères du pouvoir économique. Que faire ? Lui trouver un double. Non pas un sosie, mais un double véritable, que l’on va modeler à coups de seringues injectant une substance d’effacement de la personnalité première, de visionnages de vidéo du modèle, d’exercices pratiques, notamment sexuels. On récupère en prison un certain Damià, un criminel passablement dangereux, que l’on façonne en quelques semaines. Et ça marche.

Le dispositif narratif est élaboré de telle sorte que le lecteur est parfois perdu comme peut l’être Damià, et souvent remis sur les rails grâce à Max, le narrateur et voyeur de l’histoire. Il s’agit, là aussi, comme dans les deux romans traduits en français, de mise en abyme, mais plus visuelle que textuelle. Ou, pour le dire autrement, plus narrative que structurelle. Dans une scène particulièrement réussie, on voit Max regarder en caméra cachée Damià qui regarde une vidéo dans laquelle on le voit regarder une vidéo de l’homme dont il doit prendre la place et adopter le rôle. C’est, à proprement parler, vertigineux. Piranésien, ou à peu près. Eschérien. C’est aussi, à n’en pas douter, géométrique. Les premières pages du roman, sous couvert de description minutieuse d’un quartier, tracent des lignes sur un plan. La notion de vertige est renforcée par la multitude des personnages, qui apparaissent comme étant connus a priori alors que le lecteur les découvre et que Damià tente de les identifier à partir des éléments qui lui ont été donnés. 

On fait ingurgiter à Damià, durant les quelques jours de sa préparation, une quantité phénoménale d’œuvres littéraires, philosophiques, historiques. Il faut dire que Damià ne doit pas seulement endosser la stature du mort, mais aussi sa culture, ses réparties, sa manière de penser et de se conduire en société. Et la société qu’il fréquente est à la fois vaine – on se croit parfois dans un film de Ruben Östlund – et hyper pointue sur les références musicales, culturelles, conceptuelles. On assiste à des joutes sur la différence entre les personnages de Julien Sorel et de Frédéric Moreau, sur ce que Mozart doit à Bach… Damià, aidé par les injections d’effacement de sa propre mémoire, se fond dans le moule et tire son épingle du jeu. Il devient un autre.

On l’aura compris, le cœur de ce roman est l’exploration de la figure du double, du Doppelgänger. Le tout sur fond de réflexion sur la persistance, ou non, de la mémoire. Miquel de Palol parvient à enchevêtrer, dans une narration linéaire, à la fois l’intime et le socio-économico-politique de la société contemporaine. On est en limite de réflexion sur le pouvoir, sous toutes ses formes. Un tour de force. On est aussi en terrain homérique, comme le suggère le titre et le laisse entendre l’épigraphe. Ce qui se déroule au fil des pages, c’est une guerre, sur fond de fusion-acquisition et de recherche et développement. Une guerre qui a pour but de lever des fonds pour finaliser le projet Troiacord, dont on ne dira ici que le strict minimum : « recueillir l’énième terme d’une séquence, en obviant au fardeau de l’indétermination de l’énième plus un. » Oh, dit ainsi, c’est obscur, et même nébuleux pour le commun des lecteurs – dont je suis. Mais on induit toutes les conséquences d’un tel dispositif, qu’elles se situent au plan de l’humain, du macro-économique ou du politique. Quelque chose entre le pouvoir des algorithmes et la physique quantique appliquée au quotidien. 

L’idée de base de Trois pas vers le sud est séduisante, d’autant plus qu’elle n’est dévoilée que dans les toutes dernières pages du roman. Ce n’est qu’a posteriori que l’on comprend l’ampleur du propos, et notamment le traitement que subit Damià. Le tome 2 du Troiacord, intitulé Autre chose, paraîtra chez Zulma le 20 juin prochain, et l’on attend avec impatience de pouvoir s’y plonger.