mardi 16 mai 2023

Regards Croisés (45) – Conte de fées de Stephen King

Regards croisés

Un livre, deux lectures – avec Virginie Neufville

Stephen King, Conte de Fées (Fairy Tale), traduit de l’anglais (USA) par Jean Esch, illustrations de Gabriel Rodriguez et Nicolas Delort, éd. Albin Michel, avril 2023, 736 p.


Conte de Fées est un roman réaliste. Contradiction ? Pas vraiment. Conte de Fées est un roman réaliste jusqu’à la page 273, même si le basculement a eu lieu légèrement avant, mais pas tant que ça. Charlie a 17 ans, est orphelin de mère, vit avec son père alcoolique sobre de fraîche date. Nous sommes dans l’Illinois, dans une petite ville comme aime les évoquer Stephen King, les gamins s’y déplacent à vélo, les voisines épient derrière les rideaux, les infrastructures laissent à désirer. Le pont, par exemple. Les piétons l’empruntent sans être à l’abri du passage des véhicules, et la mère de Charlie a été littéralement coupée en deux par un camion, alors qu’elle allait chercher du poulet frit pour le dîner, vêtue d’un imper rouge parce qu’il pleuvait. Elle est sortie habillée comme le Petit Chaperon Rouge, et c’est la première mention d’un conte de fées que nous rencontrons, dans la première partie très réaliste de ce roman. Le premier souci de Charlie est de ne pas perdre son père, qui noie son chagrin dans l’alcool. Il passe un marché avec Dieu, Lui promettant que s’Il fait quelque chose pour lui concernant l’alcoolisme de son père, il se conduira de façon exemplaire face à son prochain. Les Alcooliques Anonymes sont en train de sortir le père de Charlie du pétrin, alors le garçon cherche à tenir sa promesse. L’occasion se présente lorsque, passant près d’une maison de style victorien qui ressemble au manoir Bates dans Psychose, il entend un chien aboyer et un vieillard gémir. Le vieux monsieur est tombé d’une échelle, il n’arrive pas à se relever. Charlie va se charger d’appeler les secours, et de prendre soin de la chienne durant le séjour de son maître à l’hôpital. Puis de prendre soin du vieux monsieur lorsqu’il rentre chez lui. Charlie, à 17 ans, c’est un brave garçon, vraiment. Il s’est pris d’affection pour un vieux ronchon, et il a une promesse à tenir. Et puis, surtout, il est comme qui dirait tombé en amour pour la vieille chienne.

Voilà, Conte de Fées est un roman réaliste, ou à peu près. Jusqu’à ce que dans le cabanon de la maison victorienne apparaisse un cafard gros comme un lièvre, jusqu’à ce que le vieillard dise au garçon que pour payer les frais d’hospitalisation, il n’y a pas de problème, puisque dans le coffre fort, à l’étage, il y a un seau rempli de petites billes d’or, jusqu’à ce que la chienne vieillissante ne puisse plus marcher, jusqu’à ce que Charlie apprenne qu’il y a, dans la cabanon, un passage conduisant vers un monde souterrain terrifiant où s’affrontent le Bien et le Mal, monde dans lequel on trouve un dispositif en forme de cadran qui permet de rajeunir. Que veut Charlie ? Que la chienne ne meure pas, ne souffre pas. Que fait Charlie ? Eh bien… il emmène la chienne dans l’autre monde pour qu’elle rajeunisse. Et l’aventure commence.

On peut dire qu’il y a deux niveaux d’aventure dans Conte de Fées. L’aventure fantasy, magique, qui occupe les trois quarts du roman, et l’aventure personnelle de Charlie, qui embrasse les deux niveaux, féérique et réaliste. Comment devient-on un adulte ? Comment dépasse-t-on ses peurs et ses angoisses ? Par quelles épreuves faut-il passer ? C’est là un des thèmes récurrents dans l’œuvre de King – La Petite Fille qui aimait Tom Gordon, la nouvelle The Body, pour ne citer que deux titres – et l’un des thèmes les plus prégnants de la littérature mondiale. Si King se projette entièrement dans ses livres, il nous y projette aussi, fille ou garçon, femme ou homme. Dans ce monde-ci, comme dans l’autre monde qu’il va explorer et éprouver, Charlie fait ses preuves. Avec vaillance, avec courage, avec espoir. 

C’est dans le deuxième versant du roman – à partir de la découverte de l’autre monde – que le titre prend réellement tout son sens. Autre monde que je ne décrirai pas ici, on s’en doute. Dans cette partie-là du roman, l’intertextualité est à l’œuvre :  le conte La Gardeuse d’oies des frères Grimm – la référence la plus évidente, avec le cheval qui parle –, La Foire des ténèbres de Bradbury – référence explicitement citée dans le texte, intrigue se situant dans l’Illinois –, Lovecraft, Le Magicien d’Oz, Gog et Magog, et même Murakami – l’allusion à deux lunes, par exemple, ou le passage vers l’autre monde évoquant Le Meurtre du Commandeur. Ou bien encore… bien des références encore… La partie fantasy de Conte de Fées est à la fois un festival d’intertextualité et une aventure menée lentement, avec des étirements, des amplifications, un récit qui évite soigneusement l’ellipse, à dessein. Stephen King ne tire pas à la ligne, ne prend pas son temps – il n’aurait aucun intérêt à cela. Stephen King conduit son lecteur par la main dans une balade terrifiante, non pas symbolique mais, tout bien pesé, psychologique et sociale. Dans ce monde de fantasy balisé de références, des questions essentielles sont posées : peut-on renoncer à être/devenir prince ? Peut-on aimer un frère devenu l’instrument d’une force diabolique ? Pourquoi laisser faire les choses quand on pourrait intervenir ? A ce titre-là, les dernières heures de Charlie dans l’autre monde offrent une scène terrible, une conversation percutante entre le jeune garçon et deux des protagonistes importants de la lutte entre le Bien et le Mal. 

Je dois dire ici que j’ai eu du mal, parfois, à m’intéresser aux aventures de Charlie dans l’autre monde. Des lenteurs, des longueurs, m’a-t-il semblé. Et puis, une fois la dernière page tournée, cette impression a disparu. Je tiens Stephen King comme l’un des plus grands conteurs contemporains. Si lenteur il y a, c’est qu’elle est nécessaire au récit. Au conte. Au roman. Charlie a sauvé le vieil homme tombé du toit, sauvé son père de l’alcoolisme, sauvé un autre monde soumis à des ténèbres terrifiantes. Un personnage ne voit plus, un autre n’entend plus, un autre encore ne parle plus – le triptyque des trois singes… On assiste à des jeux de cirque dignes de Quo Vadis ou de Squid Game, on se bat contre des géantes, et  j’en passe… Mais Charlie n’est au fond qu’un jeune garçon qui pédale dans les rues d’une bourgade de l’Illinois, qui aime sa chienne d’un amour déchirant, et son père d’un amour fondamental.  

Conte de Fées est un roman qui s’appuie sur une littérature de genre pour explorer la condition contemporaine et intemporelle des adolescents et des adultes. C’est le domaine d’excellence de maître King. 

Lire l’article de Virginie Neufville