Toute petite réflexion sur la place des femmes et des enfants dans le polar contemporain
J’imagine que bon
nombre de thésards – en socio ou en littérature – planchent sur le sujet, sujet
sur lequel je me penche avec prudence et le seul recul de la lectrice, et de la
femme, que je suis. Depuis quelques semaines, pour diverses raisons, je lis des
polars. Disons que j’y reviens. J’en ai beaucoup lu il y a une vingtaine
d’années, en partie parce qu’on m’avait expliqué, dans toutes les bonnes revues
littéraires ou apparentées, que là se trouvait le cœur de la littérature
contemporaine, son cœur, pour ainsi dire, social. J’en étais revenue. J’y
retourne, donc.
Je n’entrerai pas
ici dans la polémique du « genre » littéraire – qu’est-ce qui est
polar, et qu’est-ce qui ne l’est pas ? – mais il me semble que la question
du « genre » est autrement posée ces dernières années, notamment par
les Gender
studies, sur lesquelles, là non plus,
je ne me pencherai pas. Mais enfin, tout de même… ce que l’on fait subir aux
femmes et aux enfants dans les derniers polars que j’ai lus, ça me secoue. Oui,
je sais, j’ouvre des portes déjà béantes. Les séries TV nous ont habitués aux
crimes extrêmes, nous épargnant, la plupart du temps, les images des corps
mutilés ou les vidéos salaces mettant en scène des pédophiles et des enfants. En
général, le téléspectateur n’est confronté qu’à des photographies de la scène
de crime, ou aux bandes-son des vidéos que les
enquêteurs visionnent, mais on ne voit pas les images. Dans un texte, il
en va tout autrement. Les sévices sont décrits, parfois crûment. On enfonce un
bout de bois dans l’anus d’un enfant. On découpe à la scie-diamant les mains et
les pieds de femmes encore vivantes, attachées par des sangles de cuir sur des
tables de dissection. Tout cela pour bâtir un roman obéissant aux codes
éprouvés de la résolution d’énigme. Car on en revient toujours à cela :
qui a tué ? Et, éventuellement, pourquoi ?
J’ai posé la question
à deux auteurs de polars, le week-end dernier. Question basique : pourquoi
le roman policier contemporain, américain ou européen – je ne connais pas les
autres productions – martyrise-t-il ainsi les femmes et les enfants ? Bien
entendu, quelques faits divers spectaculaires et douloureux ont fait s’emballer
l’imagination du public. Des jeunes filles séquestrées durant des années, des
enfants martyrisés dans des cages belges, des jeunes filles handicapées
mentales tombées entre les griffes d’un prédateur monstrueux… La liste est
longue. Elle suffirait à alimenter, me semble-t-il, toutes les capacités
d’horreur et d’empathie du simple mortel. La mise en texte de ce genre de
situations – un fou furieux traquant le gibier comme l’aurait fait un comte
Zaroff, un éventreur de femmes, un père incestueux, ad libitum – réactive (ce verbe n’est pas le bon) toute l’horreur
de la perversion sous tous ses angles.
La réponse de
Marie Neuser a été claire et éclairante : elle s’est penchée sur l’enquête
ratée de l’affaire Restivo, elle s’est glissée dans la peau d’un enquêteur masculin,
elle avoue avoir frôlé la dislocation de son couple dans le bâti de son roman
basé sur une histoire vraie, obnubilée qu’elle était par ses recherches sur
l’affaire et sa volonté de rendre hommage, littérairement et humainement, aux
victimes. Le diptyque Prendre Lily et
Prendre Gloria est un tombeau, au
sens littéraire du terme. Marie Neuser a insisté sur l’émergence dans la langue
française du terme « féminicide », et par là-même, de l’aspect particulier
de ces crimes contre les femmes, qui sont affaire de pouvoir et de domination. Evoquant
ensuite son deuxième roman, Un petit
jouet mécanique, dans lequel on assiste à la mort annoncée d’un bébé, elle
a expliqué qu’à partir du jour où elle est devenue mère, elle s’est rendu
compte de son pouvoir : il suffisait qu’elle ne fasse rien pour que le bébé meure, qu’elle ne le nourrisse pas, par
exemple. Sa découverte du syndrome de Münchhausen par procuration – syndrome que
j’avais découvert dans un roman de Thierry Jonquet qui mettait en scène, pour
la première fois, la juge Nadia Lintz autour de laquelle a été construite la
série française Boulevard du Palais –
lui a permis de bâtir une fiction sur, là encore, ou là déjà, la notion de
pouvoir en dehors des cercles du pouvoir traditionnel (économique ou
politique).
*** SPOILER***
La réponse de M.J.
Arlidge a été à double-tranchant. Cet auteur britannique a imaginé le
personnage du commandant Helen Grace et dans la première enquête qu’il lui
confie, l’assassin est la propre sœur de l’enquêtrice. Le lecteur apprend que
Helen Grace a échappé à l’inceste grâce à sa grande sœur qui s’est sacrifiée en
assassinant les parents – le père violeur et la mère indifférente. Mais Arlidge
ne s’arrête pas, dans sa réponse, à cette première enquête. Dans le deuxième
volume des enquêtes de Helen Grace, c’est une prostituée qui rejoue, à
l’envers, l’histoire de Jack l’éventreur. Une façon différente de donner aux
femmes le pouvoir. Arlidge insiste sur deux points, qui tous deux font
référence à l’univers britannique : Jack l’éventreur fait partie
intégrante de l’histoire du Royaume Uni, et les femmes détectives sont une
spécialité nationale. Il évoque Miss Marple. Ce qui est une façon élégante de
botter en touche : certes, les femmes sont victimes, mais elles traquent
aussi les assassins, reprenant ainsi la main sur une forme de pouvoir dont
elles sont victimes.
Et les femmes – c’est
M.J. Arlidge qui le souligne – sont aussi majoritaires parmi les lecteurs, et
singulièrement parmi les lecteurs de polars. Mettre en scène – en texte – des
femmes et des enfants victimes appuie là où ça fait mal, là où ça émeut. On est
loin de la vamp des polars US des années 40. La femme n’est plus maléfique et
cause de la chute masculine, elle est le révélateur – la révélatrice – des
formes contemporaines déviées de l’exercice du pouvoir. Elles sont d’abord les
proies, et éventuellement les rédemptrices des proies.
Il se trouve que
je viens de terminer la lecture du roman Octobre
de Søren Sveistrup, le créateur de la série danoise The Killing. Tous les téléspectateurs de cette série se souviennent
du personnage de Sarah Lund, cette policière qui sacrifie vie sentimentale et
éducation de son fils pour résoudre ses enquêtes. Si les enquêtrices ont pris
le pouvoir sur les criminels, elles laissent toujours des plumes dans leur vie
personnelle. Il en va de même pour Helen Grace, l’héroïne de M.J. Arlidge. Dans
Octobre, Søren Sveistrup met sur le
devant de la scène deux femmes : l’inspectrice Naia Thulin et la ministre
des Affaires sociales Rosa Hartung. Naia Thulin est la mère d’une fille qui n’arrive
pas à remplir son arbre généalogique pour le présenter à ses camarades de
classe, elle n’a d’autre parentèle à proposer que sa mère. Pour faire bonne
figure, et rentrer dans un certain rang socialement admis, elle ajoute à son
arbre un vieil homme qui lui tient lieu de grand-père, et ses animaux de
compagnie, parmi lesquels un hérisson. On ne discutera pas ici des piquants du
hérisson et de sa propension à se rouler en boule dès qu’il est effleuré par
l’extérieur. Naia Thulin est à peine une mère dans le roman, sa fille
n’apparaît que par évocation, on retrouve les motifs attachés à Sarah Lund dans
The Killing, mère désorientée mais
flic obstinée et exemplaire. En ce qui concerne la ministre Rosa Hartung, elle
est une femme au cœur du pouvoir, et une mère inconsolable de l’enlèvement de
sa fille, un an avant que débute le roman. Dans ce polar nordique, tout se joue
autour des enfants placés, et des sévices qu’ils subissent. Pour contrebalancer
la prédominance féminine douloureuse, Søren Sveistrup élabore des personnages
masculins en souffrance – l’époux de la ministre, et l’enquêteur Hess – ou des
personnages masculins exerçant un vrai pouvoir – l’assassin, et le chef de la
police. Il n’empêche, c’est bien sur les femmes et les enfants – leurs enfants
– que tombe le couperet, même si ce ne sont que les femmes qui se font mutiler.
Le happy end n’est qu’une fin
heureuse en demi-teinte. L’assassin est élaboré selon un schéma affectif qui
explique sa déviance. Ses victimes sont toutes des femmes, alors que son
traumatisme s’explique par des violences avant tout masculines. Sa vengeance
est biaisée, comme pour pouvoir mettre en scène, de manière passablement
perverse, la faute des femmes et des mères.
Et donc, dans tout
ce que je viens de lire côté polar – mais je lis peu de polars – les femmes et
les enfants sont les victimes expiatoires d’une course au pouvoir. Je ne sais
si ce pouvoir-là relève du masculin ou du féminin, du genre littéraire ou des gender studies. Tout ce que je puis dire
ce soir c’est que le polar contemporain, strictement contemporain, depuis, disons,
l’apparition du personnage de Lisbeth Salander, me met mal à l’aise. Parce que
j’y vois une sorte de complaisance dans l’étalage des sévices, qui ne fait pas
avancer le Schmilblick. Les
femmes et les enfants, éternelles victimes. Il nous faudrait des polars anticipant
sur le monde futur. Des polars égalitaires. Mais cela participe, sans doute,
d’une autre littérature de genre, celle de l’anticipation.