Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration
avec Virginie Neufville
Margaret Atwood, C’est le cœur qui lâche en dernier (The
Heart Goes Last), traduit de l’anglais (Canada) par Michèle
Albaret-Maatsch, éd. Robert Laffont, 2017 et éd. 10/18, août 2018.
A cause de la
crise économique, Stan et Charmaine vivent et dorment dans leur voiture. Ce
couple de trentenaires saute sur l’opportunité qui lui est offerte : aller
vivre à Consilience, sorte de paradis où l’on se voit offrir un job et une
maison. Comment résister ? Oh, bien sûr, il y a une légère différence avec
la « vraie » vie, cette vraie vie qui fabrique des SDF. Il s’agit, à
Consilience, de vivre deux existences en parallèles : un mois dans un
pavillon, et un mois en prison. Et puis il y a la
« permutation » :
« Tout le monde à Consilience vivra deux vies : prisonnier un mois, gardien ou employé de la ville le mois suivant. Tout le monde aura un Alternant. Les pavillons accueilleront donc quatre personnes au moins : le premier mois, ils seront occupés par les civils, le deuxième mois par les prisonniers du premier mois, qui s’y installeront en endossant le rôle de civils. Et ainsi de suite, mois après mois, à tour de rôle. »
On pourrait croire
que C’est le cœur qui lâche en dernier
est une dystopie plan-plan, basée sur une idée simple. Bien entendu, Charmaine
tombe amoureuse de l’homme du couple avec lequel son propre couple
« permute ». Amours empêchées, jalousie de Stan, etc. Eh bien pas du
tout. Margaret Atwood est plus retorse, et bien plus imaginative que cela. Car
ce qui est interrogé, dans ce roman, ce n’est pas tant le faux paradis contre
l’enfer du dehors, ou la fougue fleur-bleue, que la sexualité et la
manipulation mentale. A Consilience, et dans la prison de Positron, on est sous
le charme de Ed, sorte de gourou recruteur qui « salue en agitant la main
à la façon du Père Noël ». Dans la prison de Positron, Stan est chargé de
s’occuper du poulailler, et découvre que les poulets servent aussi à assouvir
les besoins sexuels. Charmaine, elle, gentille infirmière, administre des soins
ultimes et joue très bien de la seringue :
« “Je vous souhaite un trip merveilleux”, lui dit-elle.
Elle lui tapote le bras, puis lui tourne le dos afin qu’il ne la voie pas glisser l’aiguille dans le flacon pour en aspirer le contenu.
“Et on y va”, lance-t-elle gaiement. […]
Elle chronomètre la Procédure : cinq minutes d’extase. Il y a des tas de gens qui n’ont même pas ça dans toute leur existence.
Puis il sombre dans l’inconscience. Il cesse de respirer. C’est le cœur qui lâche en dernier. »
Le plus glaçant,
dans ce roman si foutraque qu’on a l’impression qu’il a été écrit au fil de la
plume sans plan préétabli, c’est la candeur avec laquelle Stan et Charmaine se
font manipuler. Elle tombe amoureuse, il fantasme puis tombe, lui, de haut. Il
répare des scooters, elle joue les anges de la mort. Tout cela dans une
ambiance qui rappelle vaguement le feuilleton génial des années 60 Le Prisonnier. Ils veulent s’échapper,
mais les alliés jouent double-jeu. La deuxième pente du roman est centrée plus
spécifiquement sur la production de robots sexuels. Stan, par un tour de
passe-passe narratif, intègre le monde de ces « possibilibots »,
jusqu’à se faire passer pour l’un d’eux – ou en devenir un, ce qui revient au
même dans l’imaginaire d’Atwood, au fond.
C’est le cœur qui lâche en dernier est un roman basé sur la permanence d’éros
et thanatos, ressort fictionnel qui a fait ses preuves. Le thème est ici brassé
sur le ton du burlesque politique, ce qui n’empêche en rien – et accentue,
peut-être – l’humaine vérité du texte.