mardi 2 septembre 2014

Regards croisés (9) – Le Complexe d’Eden Bellwether de Benjamin Wood


Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville

Benjamin Wood, Le Complexe d’Eden Bellwether (The Bellwether Revivals), traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Renaud Morin, éd. Zulma, 28 août 2014, 512 pages.

Le roman de campus (campus novel) est un genre littéraire majoritairement anglo-saxon auxquels les auteurs français ne se frottent jamais. Il faut dire que notre organisation universitaire ne s’y prête pas vraiment : pour réussir un roman de campus il faut un campus, de préférence prestigieux, et des étudiants et des professeurs vivant en vase clos. Les sorbonnards sont dans Paris, pas sur un campus. Les intrigues de ces romans tournent en général autour de quelques thèmes définis : le prof-gourou, l’étudiant pauvre qui ne se sent pas à sa place, la dénonciation des mœurs universitaires et la rivalité entre chercheurs, l’énigme policière, l’étudiant d’exception qui exerce perversement son pouvoir de fascination. Je citerais en vrac et en désordre, parmi mes lectures marquantes de ce genre : Possession d’A.S. Byatt, Los crímenes de Oxford de Guillermo Martínez, Le Roman du mariage de Jeffrey Eugenides, les enquêtes de l’inspecteur Morse de Colin Dexter, et bien sûr l’inégalable Maître des illusions de Donna Tartt. Benjamin Wood, avec son roman Le Complexe d’Eden Bellwether, se coule parfaitement dans le moule de ce genre littéraire. Et avec quel talent !

Oscar est aide-soignant dans une maison de retraite proche de Cambridge. Il vient d’un milieu modeste et a refusé de faire des études, préférant prendre son indépendance. Un soir d’octobre 2002, tandis qu’il rentre chez lui après une journée fatigante et désespérante, il est séduit – envoûté – par le « vrombissement » d’un orgue et la pureté d’un chœur s’échappant de la chapelle du King’s college. Il entre. Une jeune fille attire son attention :
« Les seuls moments où la jeune fille blonde se tenait tranquille, c’était quand le chœur chantait. Sa poitrine se soulevait, ses lèvres frémissaient. Elle paraissait intimidée par la tapisserie des voix, la clarté du son, les harmonies qui enflaient et inondaient l’espace béant au-dessus de leurs têtes. Oscar la vit battre la mesure sur son genou jusqu’à l’Amen final. Le chœur s’assit, et le silence, tel un parachute déployé, descendit dans la chapelle » (p.16).

Orgue de la chapelle du King's college - Cambridge
La jeune fille blonde se nomme Iris Bellwether, et l’organiste est son frère Eden. Ils sont tous deux étudiants à Cambridge, et Oscar va intégrer leur petit groupe composé, outre le frère et la sœur Bellwether, de Jane la petite amie d’Eden, de l’Allemand Marcus et de l’Américain Yin. Oscar est amoureux d’Iris, Iris est amoureuse d’Oscar. Tout pourrait aller très bien, malgré les différences sociales. Mais… Lors d’une soirée, et comme pour intégrer le groupe, Oscar est soumis à une sorte d’initiation : hypnotisé par Eden, il subit une séance de torture. Lorsqu’il apprend ce qu’on lui a fait – et dont il ne lui reste aucun souvenir ni aucune trace physique – il prend conscience de la véritable personnalité d’Eden Bellwether. Ce jeune homme est un être manipulateur, d’une intelligence et d’un charisme démoniaques. Eden pense que la musique peut influer sur les âmes et les corps. Influer à un point tel qu’elle peut soigner et guérir. Il ne s’agit pas de la simple musicothérapie telle qu’elle est exercée parfois dans les hôpitaux pour soulager. Non. Eden Bellwether, s’appuyant sur les écrits du philosophe Descartes et du musicien allemand Johann Mattheson, est persuadé qu’il possède un pouvoir de thaumaturge – même si le mot n’est jamais prononcé dans le roman – grâce à la musique qu’il compose à l’orgue. Sa sœur Iris, violoncelliste, et ses amis Jane, Marcus et Yin, chanteurs, font aussi partie de sa partition. Il les fascine, les subjugue, les enrôle.

Le roman est diaboliquement construit autour des univers différents d’Oscar et des Bellwether. La maison de retraite d’un côté, l’université de Cambridge et une famille plus qu’aisée de l’autre. Benjamin Wood réunit ces deux univers incompatibles par le biais d’un pensionnaire de la maison de retraite où travaille Oscar. La résurgence d’anciennes amours homosexuelles mettront sur la route d’Eden, l’organiste et compositeur si sûr de lui, un spécialiste des troubles de la personnalité. À moins qu’Eden, manipulateur de fond et de forme, n’ait fomenté la rencontre et l’affrontement…

On ne peut en dire plus sur le déroulement du roman, ce serait gâter le plaisir du lecteur. Disons seulement que le drame, annoncé dès les premières pages, dans le « prélude », semblait inéluctable. Par-delà la maîtrise de l’intrigue – qui tourne autour de la personnalité d’Eden ; est-il un malade ou un génie ? – Benjamin Wood parvient à cerner au plus près les individualités de ses personnages. Ainsi Iris, sceptique puis convaincue, puis sceptique à nouveau à propos des dons de son frère ; ainsi le vieux M. Paulsen et son ancien disciple qui se retrouvent au seuil de la mort ; ainsi Jane, la petite amie d’Eden, qui joue les écervelées, cachant son intelligence, et sachant toujours faire rebondir les conversations pénibles par un trait d’esprit à ses dépens… L’aveuglement parental, la préférence pour l’un ou l’autre de ses enfants, la culpabilité que l’on peut éprouver à renier sa famille, ou simplement à la délaisser… L’amour enfin accepté et reconnu, se voulant libéré de toute influence (1)… La mort et le fol espoir d’y échapper, ou d’en différer la venue (2)… Le deuil et l’acceptation du deuil… Le non-renoncement à son art – il faut « voir » et « entendre » Iris, à son violoncelle, transgresser la partition de son frère et faire sonner son instrument selon son cœur et sa respiration propre… Avec Le Complexe d’Eden Bellwether, Benjamin Wood, jeune auteur de 33 ans, signe ici un premier roman très abouti, sensible et machiavélique.
  
Notes
(1) Oscar, à Iris : « J’aimerais simplement t’avoir sans l’avoir, lui [= Eden]. Tu n’es pas la même quand il est dans les parages » (p.259).
(2) « J’ignore ce qu’Oscar t’a dit de mon nouveau livre », dit Crest, le spécialiste des troubles de la personnalité souffrant d’une tumeur au cerveau, à Iris Bellwether. « Ma théorie est que l’espoir est une forme de folie. Une folie bénigne, certes, mais une folie tout de même. En tant que superstition irrationnelle, miroirs brisés et compagnie, l’espoir ne se fonde sur aucune espèce de logique, ce n’est qu’un optimisme débridé dont le seul fondement est la foi en des phénomènes qui échappent à notre contrôle » (p. 235).

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