jeudi 5 juin 2025

Tiré de faits irréels de Tonino Benacquista

Tonino Benacquista, Tiré de faits irréels, éd. Gallimard, mars 2025, 192 p.

 

C’est l’histoire d’un « petit » éditeur au bord de la faillite. Bertrand Dumas a fondé sa maison il y a une trentaine d’années, il a 641 titres à son catalogue. Aujourd’hui, c’est fini. 
C’est l’histoire d’un texte qui hésite entre le narrateur omniscient et la première personne. Un texte pétillant où l’on trouve une idée formidable et trois phrases de type punchline à chaque page. 
Bertrand Dumas, à son crépuscule, rencontre ses auteurs, notamment celui en qui il croit le plus et qui depuis des années rédige ce qui doit être son chef d’oeuvre dans une ferme héritée de ses grands-parents, à Palaiseau. Cet auteur-là est son phare, sa fierté. Au contraire d’un autre écrivain qu’il a fait débuter, et qui l’a quitté pour des maisons plus prestigieuses. Celui-ci fait figure d’écrivain national, racontant sa vie dans des romans sans style qui ont beaucoup de succès. Dumas s’en désole, presque autant que de voir sa compagne Coline se délecter des livres-produits d’un auteur de bestsellers dont elle attend chaque publication en frétillant. 
Reste-t-il seul de sa catégorie ? Le seul lecteur-éditeur encore capable de savourer une écriture ? Dans une scène épatante qui se déroule dans un restaurant chinois à l’enseigne « Du côté de Sichuan », il déjeune avec un membre du Tout-Paris littéraire, un écrivain primé, juré de divers prix, d’une génération en fin de règne. Ensemble, ils parviennent, de mémoire, à reconstituer un passage de Proust, au mot exact, sans avoir recours au moteur de recherche de leur téléphone portable. Ils s’en réjouissent, et le lecteur se réjouit avec eux. Ce sont deux dinosaures qui ne savent pas que la météorite a déjà frappé.
La météorite, c’est, bien sûr, les réseaux sociaux. Quand tout se déglingue dans un grand mouvement final, une sorte de bal des momies du Temps Retrouvé, quand l’homme que Dumas sait être un grand écrivain et dont il attend le manuscrit  peaufiné à Palaiseau et qu’il n’éditera pas pour cause de faillite, quand il découvre que… (on ne spoilera pas…), l’épiphanie vient, justement, d’une influenceuse, star de ces foutus réseaux sociaux. 
Voilà un roman flamboyant, où l’auteur tire à vue sur, on n’en doute pas un instant, des situations tirées, elles, de faits réels. Mais il ne s’agit pas d’un règlement de compte. Ce texte est empreint de tendresse pour la littérature, pas forcément pour le monde littéraire. Le renversement final, malin, permet d’ouvrir quelques portes d’espoir. 
J’ai lu tous les romans de Benacquista, cet écrivain fait partie de ceux que je suis avec constance, et je reviens souvent à deux de ses textes : Saga, bien sûr, et l’admirable Trois carrés rouges sur fond noir. Il y a fort à parier que je reviendrai aussi à ce Tiré de faits irréels, avec délectation. 
 

lundi 2 juin 2025

Le Crime du bon nazi de Samir Machado de Machado

Samir Machado de Machado, Le Crime du bon nazi, traduit du portugais (Brésil) par Hélène Melo et Clara Domingues, éd. Denoël, avril 2025, 144 p.

On se souvient, bien sûr, du Crime de l’Orient-express. Un crime est commis dans un train bloqué par la neige. Enquête en huis-clos. Le Brésilien Samir Machado de Machado utilise le même dispositif - un meurtre en huis-clos dans un moyen de transport - en déplaçant la ligne : nous voilà dans les airs, dans un Zeppelin, avant le début de la deuxième guerre mondiale. Les nazis sont bien installés au pouvoir, et parmi les voyageurs on trouve un enquêteur de la police criminelle allemande, une aristocrate convaincue par le nouveau pouvoir, un médecin nazi, un  jeune Britannique au regard cynique, un commerçant mal à l’aise…

Personne n’est ce qu’il prétend, et lorsque le crime est commis, l’enquêteur de la police criminelle prend les choses en main, sur la demande du commandant du Zeppelin. 

Ce roman policier qui débute et se poursuit comme un produit plus ou moins calibré, offre une surprise de taille dans sa résolution. Mais ce n’est pas seulement le déroulement de l’intrigue qui surprend. Le thème même du meurtre, sa cause et son origine, permet de focaliser le roman sur un thème rarement traité en littérature, et singulièrement en littérature policière : celui des persécutions nazies envers les homosexuels, les lesbiennes et les travestis, toute cette humanité qui se ne définissait pas encore comme LGBTQIA+. 

Machado de Machado nous fait découvrir à la fois les coulisses d’un Zeppelin et la terreur instaurée par le régime nazi envers les homosexuels, mais aussi les Juifs. Le renversement des propositions - faire de la victime une victime alors que l’épilogue, surprenant et épatant, nous démontre autre chose - est plus qu’ingénieux : signifiant. 

Une manière de revenir sur un épisode terrible des persécutions du Troisième Reich,  de mettre le doigt sur les ambiguïtés des SA et de l’oligarchie allemande. Le membre de la police criminelle allemande et le jeune Britannique incarnent une résistance existentielle, et la première résolution qui s’appuie sur l’assentiment des sympathisants nazis - passagers concernés, membres du personnel du Zeppelin - est un pied de nez salutaire à une situation désespérée.

On ne peut rien dire de plus ici sans dévoiler le ressort principal de l’intrigue. L’épilogue, renversant, est une victoire, sous le soleil brésilien. 

Le graphisme de la couverture du roman, impressionnant, souligne le paradoxe du titre : qu’est-ce qu’un bon nazi ? La dernière phrase du livre donne une solution : « la seule manière concevable d’être un bon nazi est d’être un nazi mort. » 

 

mercredi 21 mai 2025

L’Avenir de Stéphane Audeguy

Stéphane Audeguy, L’Avenir, éd. du Seuil, coll. Fiction et Cie, janvier 2025.

Dès le début, ça bifurque. On suit un vieux Chinois fasciné par la Joconde qui va au Louvre pour la première fois. Devant ses yeux le tableau tombe en poussière — enfin, la peinture, parce que le panneau de peuplier est intact — puis on suit le conservateur des peintures italiennes du XVIe du Louvre, puis… et tout s’enchaîne. On ne sait pas quand se déroulent exactement les événements de ce roman. Disons que L’Avenir débute dans un futur (très ?) proche où l’Allemagne vit sous le IVe Reich, la Russie est néo-tsariste et les deux Corée sont réunies. Ça n’a pas vraiment d’importance, ni d’incidence sur ce qui nous est conté.

Avez-vous lu Le Dernier Homme de Mary Shelley ? C’est un long conte, lui aussi dystopique, comme L’Avenir d’Audeguy. Les deux trames sont à peu près les mêmes, sauf que le début de la Catastrophe, chez Audeguy, n’est pas dû à la peste et à une pandémie, mais à la destruction spontanée des œuvres d’art, comme on parle de combustion spontanée. D’abord les portraits et les représentations humaines, puis les paysages, puis tout le reste. Et le fait que ces représentations disparaissent entraîne la destruction du réel : les poussières suscitées par l’effondrement des œuvres conduisent à l’effondrement de l’humanité. 

Stéphane Audeguy nous emmène loin, et vite. Loin tout autour de la Terre, et loin dans le temps, par des remontées généalogiques et une diégèse post-apocalyptique. Vite, car en courts chapitres rapides écrits dans une langue somptueuse qui évite tout effet spectaculaire, Audeguy dessine une épopée, celle de l’art et du paysage, celle des tableaux volés et cachés par les nazis, celle des sans-grade ballotés d’un continent à l’autre  et d’une misère à l’autre. 

Tout finit à Corfou, dans un paradis pré-édénique d’avant le langage. L’homme central du roman y trouve son idéal en art : un nu dans un paysage. Juste avant, on s’est acheminé vers Marseille, poussé par la littérature : lui a lu, dans une traduction allemande, Le Comte de Monte-Cristo, et n’en a gardé que la description du quartier des Catalans. Elle, la femme du couple en devenir, a découvert Suzanne et le Pacifique de Giraudoux, et cherche l’île où vivre en Robinsonne. Mais L’Avenir n’est pas un roman d’aventures, ni même un roman post-apocalyptique. Ce texte merveilleux, inclassable, à la structure impeccablement centripète et centrifuge à la fois, est une réflexion sur le regard que nous portons sur l’art et les choses, sur la représentation, sur la vérité de la chair et de l’érotisme, sur l’Histoire et sa petite importance. 

Les références sont nombreuses, évidentes ou cryptées, et lorsqu’elles sont cryptées, elles ne le sont pas par malice. Parce que, là encore, ça n’a pas d’importance. L’homme aux multiples aventures érotiques fait naufrage, comme Don Juan. Mais il n’a défié personne, ni père ni Dieu, il échoue simplement là où il doit être, dans les bras d’une déesse, sur une plage de Marseille, avant de rejoindre Corfou. La Méditerranée, mer et mère de nos civilisations, devient le creuset du renouveau. 

Courez lire L’Avenir. Vous serez émerveillés par le propos et le virtuosité de la narration. 

mardi 22 avril 2025

Le Cinquième Diamant d’Eric Faye

Eric Faye, Le Cinquième Diamant, mars 2025, éd. du Seuil, 352 p.

Le thème principal de ce roman stupéfiant est, sans doute, la possibilité d’une vie extraterrestre. Deux des personnages principaux sont un astrophysicien et une astrobiologiste américains, un couple de chercheurs qui travaillent sur une exoplanète susceptible d’abriter une forme de vie. Au tout début du roman, nous assistons à un épisode singulier : un black out a lieu dans un silo russe abritant des missiles nucléaires, sans possibilité d’enclencher les systèmes de secours. Des objets lumineux, capables de tourner à angle droit, sont observés. Et puis il y a cette mannequin russe, invitée dans un hôtel d’Engadine par un oligarque, qui s’enfuit à la barbe des autorités après que son protecteur a été empoisonné. Tout cela donne un mélange apparemment hétéroclite, un roman qui balaieraient à la fois  les spectres de la science fiction, de la vulgarisation scientifique, et de l’espionnage. Mais Le Cinquième Diamant est avant tout un roman politique.

Nous sommes entre les deux mandats de Trump, sous la présidence d’un vieux président sage, qui n’est jamais nommé. Janet, l’astrobiologiste, manifeste devant la Maison Blanche car ses conclusions sur la possibilité d’une vie extraterrestre ne rencontrent aucun soutien, et elle trouve auprès du vieux président une oreille attentive. Lorsqu’elle parle de lui, elle parle de Lui avec une majuscule, Il parle et Il l’écoute. Il est fait plusieurs fois référence au conflit en Ukraine, et à l’assaut du Capitole. Les deux chercheurs sont victimes d’agression de la part de la frange la plus conspirationniste, la plus Qanon des USA. Les agresseurs agissent ainsi sous prétexte qu’il est impossible, impensable, que la vie existe ailleurs que sur Terre, car alors, qu’en est-il de Dieu, et des fondements de la religion ? Si la vie existe ailleurs dans l’univers, que deviennent Adam et Eve, qui sont à la base de l’humanité ? Et  quid du péché originel ? La Bible ne dit rien des exoplanètes… Sans compter que Janet est noire, et son mari latino. Le roman est aussi politique dans le sens qu’il interroge la démocratie et les régimes totalitaires. La démocratie est transparente et le totalitarisme veut maintenir le peuple dans l’ignorance. Dans un ultime discours à la NASA, le vieux président ouvre les perspectives en promettant l’accès libre aux archives secrètes sur les manifestations extraterrestres, tout en doutant que l’administration suivante continuera dans ce sens. Au Kremlin, en revanche, on s’obstine à nier toute manifestation singulière d’extraterrestre, alors qu’il y en a eu, comme ailleurs dans le monde. Cette question est toujours classée secret-défense.

Le roman aborde également les rivalités dans le couple. Janet et Michael vivent une entente parfaite. Au fil du roman, lorsque Janet seule affronte les médias et mène le combat pour la reconnaissance de leurs découvertes, Michael prend conscience qu’il s’est toujours tenu dans l’ombre de son épouse. Il se souvient même que c’est lui qui a fait la découverte, et qu’il l’a offerte à sa femme, en cadeau. Il le regrette, se sent frustré, mais ce n’est qu’un malaise passager.

Eric Faye s’appuie sur une documentation solide et sur les toutes récentes découvertes. On pourrait penser que le roman est un peu frustrant, parce qu’on n’assiste à aucune rencontre du troisième type. Les recherches restent théoriques, et la vie lointaine, si elle existe, très lointaine. Mais c’est justement ce bouillonnement contradictoire de la politique d’ici bas et de la recherche scientifique la plus pointue qui donne une partie de son sel à ce roman virtuose. Le mélange des genres donne un ensemble d’une belle cohérence, et le lecteur est happé par un roman très singulier, très contemporain dans son sujet, et ouvrant sur des interrogations et des espoirs. 

 


mercredi 2 avril 2025

Un beau diable de Georges-Olivier Châteaureynaud

Georges-Olivier Châteaureynaud, Un beau diable, éd. Grasset, mars 2025, 288 p.

Qui est Fallen, cet homme qui roule en limousine, caractérisé par des sourcils proéminents, des lèvres minces, un regard aigu, un accent inidentifiable ? Pourquoi veut-il savoir à tout prix si Florian Prairial, acteur débutant, s’est senti possédé par son rôle en incarnant Satan à l’écran ? Dans son nouveau roman, Georges-Olivier Châteaureynaud nous emmène aux limites du fantastique, par petites touches malignes et érudites. Dans Un beau diable, il est question d’un jeune homme à peine ambitieux, sans aspiration particulière, à qui le diable propose de signer un contrat pour un rôle. Avec une telle assise, on pourrait s’attendre à une énième variation sur le Faust de Goethe. Mais en choisissant un poème de Victor Hugo comme base  de son intrigue, Châteaureynaud renverse les attendus.


mardi 11 mars 2025

La Guerre par d’autres moyens de Karine Tuil

Karine Tuil, La Guerre par d’autres moyens, éd. Gallimard, 6 mars 2025. 



Le réalisme contemporain, voilà le terrain d’élection de Karine Tuil. Son oeuvre romanesque s’articule autour d’une base sociale — en général des ambitieux partis du bas ou du milieu de l’échelle pour accéder au plus haut — et d’une focalisation sur un segment particulier de la société. Dans La Guerre par d’autres moyens, deux contextes sont envisagés : celui de la politique, et celui du cinéma. Avec, en toile de fond, les violences faites aux femmes. 

Dan Lehman, ancien président de la République Française, est prisonnier de son alcoolisme. Remarié avec une actrice juste avant d’accéder à la présidence il se retrouve, après son mandat non renouvelé, passablement désoeuvré et père d’une fillette sourde profonde. Son deuxième mariage est un échec, son alcoolisme l’oblige à biaiser dans ses relations sociales, et le livre qu’il vient de publier n’est pas vraiment un succès de librairie. Ajoutons à cela qu’on reproche  à cet ancien président socialiste d’avoir trahi les idéaux de la gauche, et qu’on s’en prend à sa judéité. Son ex-femme, Marianne, écrivaine, obtient un prix pour son dernier ouvrage dont le thème est un féminicide. Le livre va être adapté au cinéma. Le rôle principal sera tenu par l’épouse actuelle de Lehman, ce qui pose les premières bases du labyrinthe romanesque que dessine avec brio Karine Tuil.

Lire l'article sur La Règle du Jeu


 


lundi 6 janvier 2025

Bristol de Jean Echenoz

Jean Echenoz, Bristol, éd. de Minuit, janvier 2025, 208 p.


Bristol est un cinéaste d’avant-dernière zone qui se propose d’adapter un roman d’aventure nunuche publié par une multi-bestseller, laquelle lui impose comme actrice principale une jeune comédienne nommée à la scène Céleste Oppen. Bristol est un type un peu nonchalant, pusillanime. Voilà pour le fond du roman.
Encore que, on ne sait pas trop où il se situe, ce fond, ni même s’il y en a un. Une ronde de personnages évolue au fil des chapitres, de Paris à l’Afrique en passant par Nevers. Parmi eux se détachent Geneviève, qui a exercé cent métiers et qui, dans le roman, en exercera au moins trois, et Brubec, le chauffeur de l’écrivaine, qui lui aussi est polyvalent. Brubec et Bristol se prénomment tous deux Robert, et disons que Bristol est un peu l’aventure de Robert & Robert.
La scène d’ouverture promet une enquête policière : un homme nu tombe du cinquième étage de l’immeuble de Bristol, à l’instant même où le cinéaste sort de chez lui. Mais d’enquête policière il n’y en aura point, ou alors à peine effleurée et incarnée par un enquêteur tombant sous le charme de l’habitante du troisième étage, actrice en déclin sans jamais avoir atteint son zénith, désormais versée dans le bien-être façon yoga et présidente de l’association des locataires.
Bristol semble un texte un peu foutraque, mais ce n’est pas le cas. C’est un texte qui tourne rond – il suffit de tourner la dernière page pour s’apercevoir à quel point la boucle est bouclée. Bristol n’est pas le roman de l’itinéraire de Robert Bristol, il est plutôt celui de Céleste Oppen, pâle figure mais personnage central.
On retrouve, en surmultiplié, le savoir-faire de Jean Echenoz, et son détachement apparent de l’intrigue. Mais ce n’est pas pour cela qu’on l’aime, Echenoz. On l’aime pour son sens de la phrase, pour son écriture. De vocatifs en anacoluthes, il narre avec un talent fou une histoire sans importance, si ce n’est sans queue ni tête. La surprise ne naît pas d’une péripétie d’intrigue, elle surgit au détour d’une virgule. Et qu’un écrivain nous surprenne avec son écriture, c’est bien ce que l’on attend de la littérature.

Extrait :

« On peut supposer qu’après le départ de Brubec la solitude en voiture n’a plus la même saveur, gâtée par l’amertume des sympathies interrompues, on peut imaginer que le confort de la rue des Eaux commence à manquer à Bristol, on peut émettre encore diverses hypothèses, on peut aussi s’en foutre éperdument. Quoi qu’on décide à cet égard, toujours est-il que trente minutes plus tard Robert Bristol est en train de rouler sur l’autoroute A20 par laquelle, en principe, c’est quatre heures jusqu’à Paris.

Ça nous en prendra cinq car ça bouchonne à partir de Châteauroux. »



dimanche 24 novembre 2024

La Femme de ménage de Freida McFadden

Freida McFadden, La Femme de ménage, éd. J’ai lu, 2023.

Bon, comme tout le monde ou presque a lu ce roman, en France et dans le monde, je me suis lancée. Le bouquin est classé dans la catégorie thriller psychologique, et j’avoue, ce n’est pas vraiment mon truc. Mais je l’ai lu, pour voir.

Pour voir, et la dernière page de l’épilogue tournée, on devine parfaitement les raisons de ce succès. Page turner. Intrigue qui bascule au premier tiers. Renversement total de situation. Changement de narratrice. Oui, parce que, quand même, il faut bien le dire, on vise un public féminin, à l’évidence. Heureusement que je me suis obstinée dans ma lecture, j’ai failli tout laisser tomber avant le basculement. La première partie est basée sur des clichés terribles, la petite bonne embauchée par le couple hyper-riche, le mari qui tombe amoureux de la petite bonne et qui, du jour au lendemain, fout sa femme à la porte… 

Reprenons. Une jeune fille en conditionnelle – elle était en prison depuis l’âge de 17 ans, et nous n’apprendrons que très tard pourquoi elle a été incarcérée – est embauchée, donc, par une famille aisée en tant que femme de ménage. On lui octroie même une chambre dans la maison, un petit cagibi vaguement aménagé, mais enfin, c’est toujours mieux que de dormir dans sa voiture. Le couple est mal assorti : lui est splendide, gentil, prévenant ; elle se laisse aller, se néglige, a un comportement de folle furieuse. Lui est très amoureux de sa femme, ce qui semble incompréhensible à la femme de ménage. Le couple a une fille qui paraît tout droit sortie du Village des damnés, une petite blonde pâle aux yeux bleus presque translucides, vêtue de robes pastel aux cols de dentelle. Idylle entre la femme de ménage et l’homme de la maison, donc. Elle émerveillée qu’un type si beau et si riche s’intéresse à elle, lui transformé en amoureux transi, etc. C’est là que j’ai commencé à craquer et envisagé de laisser tomber ma lecture.

Et puis tout à coup, c’est l’épouse que l’on entend, à la première personne. Et là, paf !, tout bascule. Bon, je n’en dirai pas plus. De toute façon, il y a de fortes chances que vous ayez déjà lu le roman, puisque tout le monde ou presque l’a lu. Il paraît qu’il va être adapté en série.

Bonne idée, la série. On pourrait presque penser qu’il a été rédigé pour cela, d’ailleurs, ce bouquin. Je dis rédigé et pas « écrit », parce que franchement, ce n’est pas écrit, ou alors à la truelle. N’allez pas chercher du style, des métaphores, des effets discrets. L’ « écriture », ici, c’est du lourd, du brutal. Adaptation en série, donc. Je me répète, c’est fait pour ça. L’intrigue lorgne vers un des aspects de Big Little Lies, la construction rappelle, entre autres, celle du film Gone Girl. On imagine aisément ce que pourrait donner à l’écran la belle maison américaine, le beau jardinier italien, l’épouse négligée qui se métamorphose lorsque son calvaire est achevé, le regard glacial de l’époux aux deux visages, etc. On imagine aisément parce que, justement, on a déjà les images en tête, vues dans nombre de séries. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : Big Little Lies est une très bonne série – peut-être en partie parce que les cinq actrices principales sont vraiment très bien, et très bien dirigées – et Gone Girl un film génial. 

Le thème ? Allez, je peux au moins l’effleurer : l’époux est un monstre pervers, un tortionnaire dégueulasse. Image fabriquée, sans beaucoup de psychologie pour un thriller psychologique. Je ne sais même pas s’il y a une morale dans l’histoire, un positionnement du genre : les hommes riches sont pervers, les filles qui sortent de prison vont sauver les pauvres épouses riches et  maltraitées. 

Bref, La Femme de ménage est un roman efficace, une sorte de produit rédactionnel – je n’ose écrire littéraire – qui gagnera à être adapté en série. D’autant plus que, si j’ai bien compris, trois tomes avec la même héroïne sont déjà parus, ce qui nous promet trois saisons à l’écran. 


mardi 8 octobre 2024

Regards croisés (47) – Conque de Perrine Tripier

Regards croisés

Un livre, deux lectures – avec Virginie Neufville


Perrine Tripier, Conque, éd. Gallimard, août 2024, 208 p.

 

Voilà un roman qui ne ressemble à aucun autre dans cette rentrée littéraire. Un texte relativement court, qui lorgne vers le conte, et dont le propos est plus politique que magique. Magique, ou singulier, il l’est par exemple par le choix des noms des personnages : Perrine Tripier invente une onomastique poétique, surprenante, qui s’accorde avec la recherche poétique de sa phrase. Politique, il l’est assurément par le propos même de l’intrigue qui renvoie à la post-vérité, à l’arrangement du roman national, à la nécessité pour l’autocrate d’asseoir et consolider son pouvoir sur une légende dorée indiscutable scientifiquement. Conque est un roman surprenant. 

Nous sommes dans un pays indéterminé, bordé par la mer. Nous sommes dans une époque moderne, où l’on consulte des applications de rencontres sur des téléphones portables, mais une époque floue où l’Empereur s’habille de peaux de bêtes et tresse sa barbe rouge de fils d’ors. Le palais et une villa de prestige ne sont que marbre, bassins sertis de pierres précieuses, serviteurs vêtus de lamé. Un empire d’opérette et de boursouflures, dont le décor pourrait évoquer Paul Grimault ou Christian Bérard.

Le personnage principal, Martabée, historienne, se voit confier la tâche de diriger les fouilles d’un chantier archéologique : on vient de découvrir les vestiges de la civilisation morgonde, dont on ne sait rien ou presque, il n’en restait jusqu’à présent que des bribes de légendes dans des berceuses. Le chantier met à jour des corps de guerriers ensevelis entre les carcasses polies de baleines, et les fondations d’habitations de bonne tenue. L’Empereur voit dans cette découverte l’opportunité de redonner une unité civilisationnelle et culturelle prestigieuse à son pays, et de souder son peuple autour d’une histoire solide et attestée scientifiquement par les fouilles. Les Morgondes étaient des marins et des guerriers, des gens braves et puissants, courageux. Ils étaient aussi, déduit-on par les entrelacs compliqués et recherchés des sculptures excavées, des artistes aboutis.

Tandis que Martabée imagine la vie raffinée que menaient les Morgondes dix siècles en arrière et que l’Empereur se retrouve entièrement dans cette civilisation et s’en décrète l’héritier et l’incarnation, les fouilles continuent. Les bulletins officiels transmis à la population font état de l’avancée des travaux et insistent sur l’éclat et la force des Morgondes, ancêtres du pays. Les fouilles continuent, donc, et l’on découvre, sous un dôme scellé, un secret bien difficile à intégrer à la légende à présent installée et distillée parmi le peuple. On ne dira rien ici de ce secret abominable, qui est le nœud du roman.

Perrine Tripier pose ainsi la question de l’élaboration du roman national, et de l’assise d’une autocratie. Martabée accepte d’intégrer à ses comptes-rendus scientifiques des phrases entières soufflées par l’empereur. Tout d’abord par reconnaissance pour la vie qu’il lui offre – une villa incroyable, des robes magnifiques, et surtout un statut social inimaginable pour une universitaire issue d’une famille paysanne. Ensuite, après la découverte de ce qu’abrite le dôme, Martabée prend conscience du pouvoir impérial, ses yeux sont dessillés. 

L’écriture de Perrine Tripier épouse les contours du paysage et de l’intrigue. La mer est omniprésente, son bruit, son odeur, et ses profondeurs. Tout est tissé d’algues, de filaments comme autant de reflets sur les vagues. Je n’avais pas lu d’écriture aussi océanique, allant fouiller au plus profond du symbolisme des mers, depuis Mandiargues, je crois. Un exemple de cette prose incroyable : « C’était à présent une haute salle de réception où s’entrecroisaient des piliers fins, émeraude veinés d’or, constellés d’éclats blancs. On aurait dit des cascades qui auraient ruisselé le long des murs. Des lustres énormes pendaient de la voûte, comme des bans de poissons argentés, qui cliquetaient au moindre souffle. […] Au bout se dressait un siège monumental, d’ivoire éblouissant, avec en son creux la rouge flamboyance de l’Empereur, comme un coquillage sanglant. » Ce contraste entre les fouilles archéologiques – fouiller sous la terre – et l’omniprésence de la mer, dans l’écriture et le décor, participe à l’atmosphère de conte, et amplifie le vertige entre la légende et la réalité historique, validée scientifiquement. Entre la représentation impériale et ses pompes, et la réalité d’un pouvoir autocrate. 

Conque est un roman de réflexion sur le pouvoir qui, sous des aspects parfaitement symbolistes, pose des questions contemporaines sur le sort des femmes, l’influence du politique sur le scientifique, la fascination autocratique, et bien d’autres encore. 

Lire l'article de Virginie Neufville 

 


mardi 24 septembre 2024

MANIAC de Benjamín Labatut

Benjamín Labatut, MANIAC, traduction de David Fauquemberg, éd. Grasset, septembre 2024, 448 p. 

L’intelligence artificielle est aujourd’hui entrée dans nos vies. Elle nous aide dans notre profession ou dans nos études, et nous sauve par, entre autres, l’exploration des big data appliquée à la recherche médicale. Elle fait peur et éblouit, pétrifie et enchante. Nous en attendons beaucoup, et nous demandons si nous allons garder notre préséance humaine. Benjamín Labatut se penche sur la genèse de l’intelligence artificielle, en explorant les vies et démarches de deux génies scientifiques du XXe siècle, et en pénétrant le fonctionnement d’une machine mise au point au XXIe siècle. L’ensemble donne une histoire de la pensée physique et mathématique, une fresque historique, et un magnifique ouvrage au souffle romanesque indéniable.  

MANIAC, titre énigmatique, renvoie au nom d’une machine mise au point par Johnny von Neumann et Julian Bigelow, aux USA, immédiatement après la fin de la deuxième guerre mondiale : Mathematical Analyzer, Numerical Integrator and Computer. 

Lire l'article sur La Règle du Jeu