mardi 14 février 2023

Devenir lionne de Wendy Delorme

Wendy Delorme, Devenir lionne, éd. JC. Lattès, coll. Bestial, janvier 2023, 216 p.

 

Les lions, on les connaît : Le Roi Lion de Disney, le King de Patricia dans le roman de Kessel, Frasier, surnommé The Sensuous Lion, étalon inattendu d’un parc safari près de Los Angeles dans les années 70, et même Sultan, le lion du parc de la tête d’or, noyé en 1984 par la lionne avec laquelle il partageait le petit ilot du zoo, pour n’en citer que quelques-uns. Ils font partie de notre imaginaire, qu’ils aient été réels ou inventés. Ils sont les rois des animaux, et se taillent la part du lion. Les lionnes, on les connaît moins. Yannick Noah les a chantées sans leur donner de nom, les englobant dans un pluriel symbolique à vue écologique. Sekhmet, la déesse égyptienne au corps de femme et à la tête de lionne, elle, a un nom qui signifie « la guerrière ». C’est une déesse puissante.

Wendy Delorme explore dans ce livre hybride – récit autofictionnel et essai féministe – sa part léonine, née d’une projection-fascination au zoo de Berlin au début des années 2000. Au Tiergarten, elle vient rendre visite plusieurs fois par semaine à une lionne en cage, séparée des visiteurs par une vitre. C’est dans une sorte de souterrain, de tunnel, que les fauves sont gardés. L’odeur est intense, la chaleur insoutenable. La lionne est imperturbable, couchée, yeux mi-clos, parfois en position de sphinge. Elle est seule dans sa cage. Wendy Delorme est en train de vivre une histoire sensuelle intense avec un « soigneur » auxiliaire du zoo berlinois, un jeune homme qui manie le fouet dans la journée avec les fauves, et sert des cocktails le soir dans un bar. Peu à peu, Wendy Delorme fait le parallèle entre la lionne en cage et sa propre situation de couple : elle aussi est enfermée, soumise, elle prend des anxiolytiques pour apaiser ses angoisses comme on en donne sans doute à la lionne pour empêcher sa fureur. 

L’intérêt de cette projection-assimilation entre la femme et la lionne, dans ce livre, c’est que l’homme n’est pas vu du tout comme un lion. Au contraire, il est le dompteur. Il porte un fouet. Il domine, sur une échelle supérieure. Dans un chapitre très instructif, Wendy Delorme revient sur la fondation du Jardin des Plantes, et sur les attitudes opposées de deux de ses directeurs : Félix Cassas et Frédéric Cuvier. Le premier utilisait la force et la violence pour « apprivoiser » les fauves, le second pensait que les fauves étaient réduits en esclavage. 

« L’histoire des lions de Félix Cassal et de son successeur Frédéric Cuvier m’enseigne quelque chose. L’espèce humaine se divise en deux : d’une part les dompteurs, d’autre part les philosophes. Ces deux espèces se font la guerre, ne votent pas pareil, ne baisent pas pareil. Ce sont deux humanités opposées. Leur rapport au lion, à l’animal sauvage, nous révèle de quelle espèce est l’homme. Si j’applique cette grille de lecture à l’histoire de ma lionne intérieure, j’y vois que la femelle masochiste en moi a aimé les dompteurs avant les philosophes. »

Nous sommes ici à la moitié de l’ouvrage, et au centre de la réflexion de Wendy Delorme. D’où vient ce masochisme féminin ? D’une histoire sociétale de domestication des femmes, sans doute. Mais pour Wendy Delorme, l’image de la lionne du Tiergarten devient un vrai reflet : l’animale en cage se mord la patte, jusqu’à la blessure, quand Delorme se scarifiait, adolescente. La projection sur la lionne, l’assimilation à la lionne – « ma lionne intérieure » – sont aussi explorées du point de vue astrologique, autant dire magique. Dans la bibliothèque de sa mère, Wendy, née fin juillet, a découvert et absorbé vers l’âge de dix ans un bouquin intitulé Votre enfant est du signe du Lion. Les lions hantaient l’autrice avant la rencontre avec la lionne berlinoise, et avant la rencontre avec le soigneur-barman. 

J’ai dit « magique », pour ne pas dire spirituel. Soyons claire ici : je ne crois pas à l’astrologie, et bataille contre ces croyances chaque fois que j’en ai l’occasion, dans des conversations familiales ou amicales. Ce qui m’intéresse dans l’explication astrologique de Wendy Delorme, c’est le fait que, comme sa mère a acheté ce petit livre et l’a sans doute lu, elle a élevé sa fille dans l’idée qu’elle se faisait d’une enfant née sous le signe du Lion. Et ce qui m’intéresse dans le terme « magique », c’est qu’il renvoie à une notion exploitée par Isabelle Sorente dans son dernier ouvrage L’Instruction : la « magie sympathique », expression empruntée à Marguerite Yourcenar. La magie sympathique, c’est le stade légèrement supérieur à l’empathie, la véritable capacité de « se mettre à la place de », une sorte de quête spirituelle. On est loin de l’astrologie. En ce qui concerne Wendy Delorme, ici, sa capacité à se mettre à la place de la lionne du Tiergarten va la sauver : ce que la lionne ne peut pas faire – briser les barreaux de sa cage et reprendre sa liberté – l’autrice va le faire. Pour elle-même, pour se sauver et sauver sa peau, et peut-être aussi pour la lionne, pour la « venger », en quelque sorte. Pour que le schéma de domestication-enfermement-asservissement soit brisé. Parce que Wendy Delorme, née sous le signe du Lion, a délivré la lionne encagée en elle. 

Enfin, presque. Ce n’est que vingt ans plus tard, à Lyon – homophonie ! – qu’elle comprendra que l’homme qu’elle vient de rencontrer n’est pas un dompteur, mais un philosophe. Et qu’elle s’en réjouira.

Je suis toujours circonspecte lorsqu’on explore la part animale de l’être humain, et particulièrement lorsque les femmes explorent cette part animale pour réfléchir sur leur condition. Comme si on nous renvoyait à l’état de nature, en nous excluant de la culture. Je préfère envisager que les animaux ont une culture. Dans Devenir lionne, toutefois, cet écueil est évité. Le récit autofictionnel fonctionne comme un moteur romanesque, enveloppé de recherches poussées sur le règne animal et de considérations historiques et sociétales. 

La collection Bestial, chez JC Lattès, accueille des autoportraits d’auteurs à travers leurs animaux fétiches. L’autoportrait de Wendy Delorme en lionne encagée puis libérée, sur un parcours intime aux soubassements sociologiques, est très convainquant.