mardi 24 août 2021

Le Mode avion de Laurent Nunez

Laurent Nunez, Le Mode avion, éd. Actes Sud, 19 août 2021, 224 p.

 

Je crois bien avoir lu tous les ouvrages de Laurent Nunez, et pour moi, jamais, la question du genre ne s’est posée – essai, roman, journal, digressions linguistiques… Avec Le Mode avion, on est devant une évidence éditoriale : il y a écrit « roman » sur la couverture. Mais dans la dédicace manuscrite, sur la page de faux-titre, l’auteur a souligné le mot « roman » - « mon tout premier roman » me dit-il – comme pour donner un indice. De toute façon, roman ou pas, Nunez nous raconte une histoire, et elle est savoureuse. 

Elle est savoureuse, cette histoire, parce qu’elle met au centre du jeu la langue elle-même. Faire un roman sur la linguistique ? Certains s’y sont déjà frottés. Mais raconter l’histoire d’une recherche en linguistique, ça, c’est une autre paire de manches. Il faut de vrais anti-héros, pour commencer. Deux figures que l’on compare un peu partout à Bouvard et Pécuchet, mais Nunez n’est pas flaubertien. Ses deux anti-héros, jeunes profs à la Sorbonne dans les années 30, il les transporte dans les Alpes-Maritimes, près de Saorge, dans le village de Fontan. Les deux types se nomment Choulier et Meinhof, ils s’ennuyaient à périr à enseigner la grammaire, ils ont décidé de tout quitter pour devenir réellement chercheurs, et si possible trouveurs. Ils veulent offrir au monde une découverte linguistique, et en récolter les lauriers. Ils s’installent dans une ferme sans confort, au fin fond d’une vallée alpine. Et ils cherchent. Ils travaillent. Ils vont trouver, chacun à son tour, un biais de la langue qui n’a jamais été mis en évidence. Cela prendra des années, pendant lesquelles le monde tournera sans eux : la guerre, la Résistance… L’occupation italienne des territoires frontaliers du Comté de Nice les surprendra en dérangeant légèrement leur quotidien, mais pour eux, l’essentiel n’est pas la marche du monde, mais le secret de la langue. 

Voilà pour le pitch. Pour ce qui est des théories élaborées par les deux linguistes, l’une a trait à la façon de dire le temps, et l’autre à l’implicite allusion sexuelle de tout énoncé. Disons, pour ne reprendre aucun des exemples cités dans le texte –  je laisse le lecteur les découvrir et les apprécier – que la première théorie m’a rappelé la fin d’un texte d’Anne-Marie Carrière :

« Souvenez-vous toujours que lorsque midi sonne,

Il est midi passé et y a  peut-êt’ plus personne.

Sitôt qu’un homme est mûr, entourez-le d’égards,

Car le meilleur démon, c’est à midi moins le quart. »

On imagine mal dire « le démon de 12 heures » ou pire « le démon de 11h45 »… La première théorie est basée sur la manière de dire l’heure. La deuxième m’a rappelé une chanson de Colette Renard, dont je donne ici un extrait :

« Je me fais sucer la friandise

Je me fais caresser le gardon

Je me fais empeser la chemise

Je me fais picorer le bonbon… »

La seconde théorie du « roman », dite « appel d’air linguistico-sexuel », se base sur un début en « je vais te… » plutôt qu’en « je me fais… » comme chez Colette Renard, mais enfin, on est plus ou moins dans la même idée. (NB : non, je ne suis pas si vieille que ça, j’ai juste une culture légèrement décalée par rapport à mon âge réel…)

Ces deux théories linguistiques sont basées sur le temps et le sexe, ce qui paraît une découverte d’évidence pour deux jeunes hommes reclus volontaires hors de l’actualité immédiate pourtant prégnante et ayant apparemment abandonné toute libido – ils ne sont pas homosexuels, l’idée d’un rapprochement ne les a jamais effleurés. Oui, mais voilà, une jeune fille du village vient s’occuper de la cuisine et du ménage, alors, peut-être que la deuxième théorie a à voir avec le désir. Langage et désir, on le sait, font, justement, bon ménage. 

Et la forme ? Romanesque ? Oui, assurément. Deux anachorètes obnubilés par leur recherche, dans un univers hors-temps. Un « roman » dans lequel il ne se passe rien, ou pas grand-chose apparemment, alors qu’en réalité, tout se joue en sourdine, comme les incises de ce narrateur qui dit « je » et qui se dévoile dans les dernières lignes, sur une pirouette non plus linguistique mais narratologique : « il faut (…) cacher jusqu’à la fin, jusqu’à la toute fin, le véritable sens de votre histoire. » Ce narrateur-là a la linguistique dans le sang. 

Une histoire aussi déjantée ne serait rien sans humour dans la langue elle-même. Des citations cachées parsèment le texte, et bon nombre d’entre elles résonnent de manière tout à fait contemporaine : « C’est leur projet »,  « les derniers de cordée », par exemple, ou encore « un article retentissant, qui contredisait l’illusion que nous avons d’être les maîtres des horloges », tout cela sur fond de confinement, volontaire puis contraint par l’occupation italienne. On rit beaucoup à la lecture du Mode avion, on réfléchit aussi à la différence entre s’attaquer à des records sportifs, qui sont faits pour être battus – et l’on découvre les temps, sur plus d’un siècle, des différents vainqueurs de marathons – et bâtir des théories, qui se veulent pérennes. En fin de compte, on ne sait pas si l’on a lu un roman, et ça n’a que peu d’importance. Ce que l’on comprend, c’est que Laurent Nunez explore, sous des formes diverses, savoureusement roboratives, ce que la langue et la littérature font de nous, et ce que nous, nous en faisons.