Hervé Algalarrondo, Deux jeunesses françaises, éd. Grasset, 20 janvier 2021, 224 pages.
Ce qui réunit ces deux jeunesses, en décalé, c’est l’amour du théâtre. On le sait, c’est en classe de Première qu’Emmanuel fait la connaissance de Brigitte, son professeur au lycée privé d’Amiens. Eddy, lui, fréquente le lycée public, qui accorde également une place prépondérante aux études et aux pratiques théâtrales dans sa pédagogie. Les deux garçons, chacun à son époque, font merveille sur les planches. Ils sont doués, et plus que cela. Etrangement, aucun des deux n’envisage de devenir comédien, malgré leur talent. Et, paradoxalement, ils vont échanger, à des années de distance, l’avenir qu’ils avaient plus ou moins envisagé, ou que l’on avait envisagé pour eux. Emmanuel sera écrivain, pensait-on et disait-on. Il a une plume. Les deux femmes de sa vie, sa grand-mère et celle qui va devenir son épouse, en sont persuadées. Il faut dire que toutes deux sont des littéraires. Eddy fera de la politique, prophétise-t-on. D’ailleurs, dès les années collège, il sait rassembler autour de ses idées, est élu délégué de classe, prend parti pour la régularisation d’une élève en situation irrégulière. Ensuite, il adhère au parti de Besancenot. Là encore, on le sait, Emmanuel deviendra Président de la République, et Eddy Bellegueule devenu Edouard Louis l’un des écrivains français contemporains les plus reconnus, et les plus traduits dans le monde.
Hervé Algalarrondo mène l’enquête sur les terres picardes, qui sont en partie les siennes, et ce n’est pas simple. Si l’on peut comprendre que les proches d’Emmanuel Macron hésitent à communiquer sur la jeunesse du Président en place – communication bridée – on s’étonne que les amis d’Edouard Louis soient si peu diserts sur la jeunesse d’Eddy Bellegueule. Il faut dire que dans son premier livre Pour en finir avec Eddy Bellegueule, Edouard Louis a dressé le portrait d’une terre terrifiante et hostile, et on ne le lui pardonne pas.
L’intérêt majeur de ce livre repose sur l’analyse de terrain. Le terrain, c’est la Picardie. Un territoire aux contours francs, doté d’une identité forte, fortement ressentie. Emmanuel et Eddy sont « montés » à Paris pour accomplir leur destin, et ne reviennent qu’épisodiquement et comme contraint pour le premier, et jamais pour le second, sur leur terre d’enfance et de jeunesse. Eddy Bellegueule a changé son nom pour celui d’Edouard Louis, a changé sa façon de s’habiller, s’est choisi une cellule amicalo-familiale dans le triangle qu’il forme avec Didier Eribon et Geoffroy de Lagasnerie, et hante Saint-Germain des Prés. Emmanuel Macron vit au palais de l’Elysée, a officiellement translaté son ancrage au Touquet et dans les Pyrénées. Il dit se sentir de ces terres-là, pas d’Amiens où il est né et a grandi. La Picardie ne leur pardonne pas cet éloignement, physique et mental. Dans un sondage publié dans Le Courrier Picard, les personnalités du terroir plébiscitées par les sondés sont Jules Verne – qui n’est pas né en Picardie –, Jean-Pierre Pernaut et Elodie Gossuin. Le divorce est donc largement consenti, de part et d’autre.