Jean Claude Bologne, L’Âme du corbeau blanc,
éd. Maelström reEvolution, mars 2019, 298 pages.
Il y a, dans le
l’établissement scolaire où je sévis, une œuvre d’art signée de l’artiste
contemporaine Anne Deguelle. Sur les baies vitrées du long couloir-coursive qui
traverse le lycée de part en part sont fixés des néons blancs qui dessinent les
premières phrases de quelques romans de la littérature française :
« Longtemps je me suis couché de bonne heure », « Ça a débuté
comme ça », « Nous étions à l’étude quand le Proviseur entra »,
par exemple. Ces néons ont été pensés pour être visibles à la fois de
l’intérieur et de l’extérieur, mais ils ne sont lisibles que de l’intérieur –
où l’écriture apparaît à l’endroit – et ils sont à déchiffrer de l’extérieur – puisque
les citations apparaissent en miroir. La symbolique pédagogique qui a présidé à
ce dispositif est simple et éclairante – normal, pour une œuvre en néons :
il faut entrer dans le lycée pour apprendre à décrypter le monde, et à le
comprendre. L’œuvre d’art en question est tout aussi littéraire que technique, à
la fois allusive et encourageante.
Dans le roman de
Jean Claude Bologne L’Âme du corbeau
blanc, le dispositif est exactement inverse. Des enfants, des adolescents
et de jeunes adultes sont enfermés sous un dôme de diamant. Ils vivent en
reclus, en autarcie totale, depuis que le monde a connu « la
Catastrophe » : toutes les eaux du globe sont devenues acides, la vie
à l’extérieur est devenue impossible. Et voilà que sur les parois de diamant
apparaissent des signes, dessinés par un malheureux de l’extérieur à qui l’on
refuse l’asile, et dont le corps se délite dans les eaux amères. Les signes
dessinés sont des phrases, écrites à l’endroit depuis l’extérieur, et visibles
à l’envers depuis l’intérieur. Le dispositif inverse, donc, de l’œuvre d’Anne
Deguelle. On a refusé aux enfants survivants de la Catastrophe l’apprentissage
de la lecture et de l’écriture. Ce qui se dessine sur les parois est
indéchiffrable. Et, parce qu’indéchiffrable, ce qui se dessine sur les parois
doit être primordial, et donner une clé de lecture de la course du monde, ou du
sens de la vie.
Bologne confie le
dessillement à deux jeunes héros prénommés Laurent et Maurine. Ils sont les
plus âgés des enfants et des ados, et plus ou moins destinés l’un à l’autre,
pour la perpétuation de l’espèce. Les deux jeunes gens se sentent, pourtant,
frères et sœurs, ils ont été élevés ensemble au sein de cette étrange
communauté de survivants, par quatre hommes mûrs dont les noms évoquent les
points cardinaux, et par des femmes reléguées aux rôles d’infirmières ou de
cuisinières, qui toutes répondent à un prénom précédé d’un « sœur »
phonétique, comme pour des religieuses : Seurolga, Seuraude… Nous sommes
là, véritablement, dans un roman de genre post-apocalyptique, qui divise le
monde en deux territoires bien délimités : le lieu de survie, et le lieu
d’anéantissement. Et dans le lieu de survie, une mémoire est à retrouver, qui
ne sera pas transmise par les précepteurs. Car sous la cloche de diamant, non
seulement on n’a pas appris aux enfants à lire et à écrire, mais on a également
passé sous silence toute idée de transcendance. Le mot « Dieu » est
« un mot laid ». Il faut dire que si l’on en est là, c’est à cause
d’un acte terroriste…
Jean Claude
Bologne s’empare d’un genre littéraire qu’il n’avait pas encore envisagé dans
son œuvre romanesque. A partir des codes de l’anticipation, il bâtit une
fiction qui fait résonner en harmonie la situation politique strictement contemporaine
et le besoin de transcendance, qui est l’élan humain fondamental. On ne peut
cacher aux enfants, même pour les préserver et préserver les générations à venir,
les fictions fondatrices des sociétés. Les récits des origines sont une
explication du monde, et une explication de notre présence au monde. Depuis l’épopée
de Gilgamesh, dans laquelle apparaît bien avant l’histoire de Noé la
catastrophe du déluge et la reconstruction d’une société – disons-le ainsi –
l’homme sait qu’il a besoin d’une histoire au sens de récit pour pouvoir écrire
l’Histoire, avec ou sans sa grande hache. Dans L’Âme du corbeau blanc, le récit des origines est à la fois celui
de l’histoire des hommes en général, et celui de Laurent et Maurine. Celui des
patriarches, et celui des parents.
Jean Claude
Bologne, philologue, historien des mentalités et romancier, a toujours accordé
une attention particulière à la notion de continuum, laquelle passe, avant
tout, par l’écrit. Dans L’Âme du corbeau
blanc, il nous ramène, sous les dehors de l’anticipation, à la découverte
de l’écriture, et à sa puissance. Lorsque Laurent et Maurine déchiffrent les
inscriptions à l’envers sur les parois de leur refuge-prison, ils passent de
l’ère des dessins pariétaux – les murs du refuge sont ornés de fresques – à
celle de l’invention-redécouverte de l’écriture. Et donc du texte. D’un texte. Toute
l’œuvre romanesque de Bologne est hantée par cette découverte-redécouverte d’un
texte perdu qui dirait tout de nous, humains. Qui dirait tout de ce que nous
sommes et pouvons être hors le carcan de la religion, sans se soumettre à une
seule religion. C’est sa quête du troisième testament, celui qui manque, celui
qui après le dieu vengeur, et le dieu amour, laisserait enfin l’homme libre de
regarder le ciel et de s’y projeter, sans contrainte ni peur, en toute
autonomie.
Le titre du roman
évoque un « corbeau blanc », sorte d’impossibilité qui renverrait au
loup de même couleur. Sous le dôme de diamant, on se nourrit de corbeaux –
noirs, à la chair ferme – et de champignons, comme dans des temps immémoriaux.
Mais la mémoire, c’est justement ce qui est ici nié, et dénié, aux futures
générations. Le motif de l’oiseau parcourt toute l’œuvre romanesque de Jean
Claude Bologne, et singulièrement dans son roman Le Dit des béguines. L’oiseau fait le lien entre la terre et le
ciel, mais lorsqu’on vit pour ainsi dire sous cloche, comme dans un terrarium, l’idée de ciel est inconcevable,
et les oiseaux, enfermés eux aussi pour survivre, deviennent gibier.
Une grande partie
de l’œuvre romanesque de Bologne – toute, à bien y regarder – est marquée par le motif médiéval de la
« quête », et la notion de chevalerie. La littérature d’anticipation,
ici, permet une amplification du motif : le couple que forment Laurent et
Maurine est à la fois impossible – informable – et incontestable. Parce que
Bologne maîtrise à la perfection l’art de l’irréconciliable, la scène d’amour
entre les deux jeunes gens est placée sous le signe de la négation qui affirme
l’évidence :
« Mersant avait tort. Ce n’est pas de la mécanique. La mécanique demande l’intervention de la volonté, elle ne se met pas en route toute seule, malgré eux. La mécanique se réfléchit, elle n’emporte pas l’esprit dans un tourbillon de sensations où il n’y a plus de place pour une pensée. Elle n’emballe pas les cœurs, ne met pas en émoi tous les fluides du corps, ne va pas chercher au fond des bouches ce que l’on trouve au fond des sexes, elle est logique, la mécanique, elle ne tire par les cheveux pour que l’on pénètre plus fort, elle ne donne pas aux bras contusionnés la force de serrer une taille à la broyer, elle est triste et froide, la mécanique, comment pourrait-elle donner autant de plaisir ? »
Laurent le
chevalier poursuit sa quête – celle du récit des origines qu’on lui a refusé –,
fort désormais de sa condition d’homme. Voilà où se situe le concept
d’ « âme », sans doute : à la croisée du corps révélé et de
l’esprit en éveil. Quant à celle – l’âme – du corbeau blanc… on laisse au
lecteur le plaisir de la découvrir, et de l’interpréter.
Elles sont peu
nombreuses, finalement, les questions qui méritent d’être posées. Et elles
tournent toutes, plus ou moins, autour du pourquoi de notre présence au monde.
La littérature de genre, puisqu’ainsi catégorisée, permet de malaxer à l’infini
les questionnements les plus aigus, et les situations politiques les plus
prégnantes. Lorsque, dans L’Âme du
corbeau blanc, s’écrasent contre les
parois de diamant les corps déjà en partie attaqués par les eaux acides de ceux
qui viennent demander asile, et à qui on le refuse, le lecteur ne peut que
sursauter : sous couvert de littérature d’anticipation, on est bel et
bien, aussi, dans l’ici et maintenant. Les réfugiés demandeurs d’asile, qui se
noient dans les eaux non encore acidifiées de la Méditerranée, sous nos yeux
plus ou moins indifférents, deviennent chez Bologne les porteurs de texte. Ils
inscrivent, à l’endroit pour eux et à l’envers pour nous, des messages
essentiels qu’il nous appartient de décrypter.
L’Âme du corbeau blanc est un magnifique roman qui embrasse des motifs
philosophiques immuables et des considérations d’actualité immédiate. Un roman
basé sur l’essentialité d’un récit des origines, sur l’interrogation de la
transmission et de l’enseignement, et sur l’émancipation indispensable des
générations montantes.