dimanche 14 avril 2019

L’Âme du corbeau blanc de Jean Claude Bologne


Jean Claude Bologne, L’Âme du corbeau blanc, éd. Maelström reEvolution, mars 2019, 298 pages.


Il y a, dans le l’établissement scolaire où je sévis, une œuvre d’art signée de l’artiste contemporaine Anne Deguelle. Sur les baies vitrées du long couloir-coursive qui traverse le lycée de part en part sont fixés des néons blancs qui dessinent les premières phrases de quelques romans de la littérature française : « Longtemps je me suis couché de bonne heure », « Ça a débuté comme ça », « Nous étions à l’étude quand le Proviseur entra », par exemple. Ces néons ont été pensés pour être visibles à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, mais ils ne sont lisibles que de l’intérieur – où l’écriture apparaît à l’endroit – et ils sont à déchiffrer de l’extérieur – puisque les citations apparaissent en miroir. La symbolique pédagogique qui a présidé à ce dispositif est simple et éclairante – normal, pour une œuvre en néons : il faut entrer dans le lycée pour apprendre à décrypter le monde, et à le comprendre. L’œuvre d’art en question est tout aussi littéraire que technique, à la fois allusive et encourageante.

Dans le roman de Jean Claude Bologne L’Âme du corbeau blanc, le dispositif est exactement inverse. Des enfants, des adolescents et de jeunes adultes sont enfermés sous un dôme de diamant. Ils vivent en reclus, en autarcie totale, depuis que le monde a connu « la Catastrophe » : toutes les eaux du globe sont devenues acides, la vie à l’extérieur est devenue impossible. Et voilà que sur les parois de diamant apparaissent des signes, dessinés par un malheureux de l’extérieur à qui l’on refuse l’asile, et dont le corps se délite dans les eaux amères. Les signes dessinés sont des phrases, écrites à l’endroit depuis l’extérieur, et visibles à l’envers depuis l’intérieur. Le dispositif inverse, donc, de l’œuvre d’Anne Deguelle. On a refusé aux enfants survivants de la Catastrophe l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Ce qui se dessine sur les parois est indéchiffrable. Et, parce qu’indéchiffrable, ce qui se dessine sur les parois doit être primordial, et donner une clé de lecture de la course du monde, ou du sens de la vie.

Bologne confie le dessillement à deux jeunes héros prénommés Laurent et Maurine. Ils sont les plus âgés des enfants et des ados, et plus ou moins destinés l’un à l’autre, pour la perpétuation de l’espèce. Les deux jeunes gens se sentent, pourtant, frères et sœurs, ils ont été élevés ensemble au sein de cette étrange communauté de survivants, par quatre hommes mûrs dont les noms évoquent les points cardinaux, et par des femmes reléguées aux rôles d’infirmières ou de cuisinières, qui toutes répondent à un prénom précédé d’un « sœur » phonétique, comme pour des religieuses : Seurolga, Seuraude… Nous sommes là, véritablement, dans un roman de genre post-apocalyptique, qui divise le monde en deux territoires bien délimités : le lieu de survie, et le lieu d’anéantissement. Et dans le lieu de survie, une mémoire est à retrouver, qui ne sera pas transmise par les précepteurs. Car sous la cloche de diamant, non seulement on n’a pas appris aux enfants à lire et à écrire, mais on a également passé sous silence toute idée de transcendance. Le mot « Dieu » est « un mot laid ». Il faut dire que si l’on en est là, c’est à cause d’un acte terroriste…

Jean Claude Bologne s’empare d’un genre littéraire qu’il n’avait pas encore envisagé dans son œuvre romanesque. A partir des codes de l’anticipation, il bâtit une fiction qui fait résonner en harmonie la situation politique strictement contemporaine et le besoin de transcendance, qui est l’élan humain fondamental. On ne peut cacher aux enfants, même pour les préserver et préserver les générations à venir, les fictions fondatrices des sociétés. Les récits des origines sont une explication du monde, et une explication de notre présence au monde. Depuis l’épopée de Gilgamesh, dans laquelle apparaît bien avant l’histoire de Noé la catastrophe du déluge et la reconstruction d’une société – disons-le ainsi – l’homme sait qu’il a besoin d’une histoire au sens de récit pour pouvoir écrire l’Histoire, avec ou sans sa grande hache. Dans L’Âme du corbeau blanc, le récit des origines est à la fois celui de l’histoire des hommes en général, et celui de Laurent et Maurine. Celui des patriarches, et celui des parents.

Jean Claude Bologne, philologue, historien des mentalités et romancier, a toujours accordé une attention particulière à la notion de continuum, laquelle passe, avant tout, par l’écrit. Dans L’Âme du corbeau blanc, il nous ramène, sous les dehors de l’anticipation, à la découverte de l’écriture, et à sa puissance. Lorsque Laurent et Maurine déchiffrent les inscriptions à l’envers sur les parois de leur refuge-prison, ils passent de l’ère des dessins pariétaux – les murs du refuge sont ornés de fresques – à celle de l’invention-redécouverte de l’écriture. Et donc du texte. D’un texte. Toute l’œuvre romanesque de Bologne est hantée par cette découverte-redécouverte d’un texte perdu qui dirait tout de nous, humains. Qui dirait tout de ce que nous sommes et pouvons être hors le carcan de la religion, sans se soumettre à une seule religion. C’est sa quête du troisième testament, celui qui manque, celui qui après le dieu vengeur, et le dieu amour, laisserait enfin l’homme libre de regarder le ciel et de s’y projeter, sans contrainte ni peur, en toute autonomie.  

Le titre du roman évoque un « corbeau blanc », sorte d’impossibilité qui renverrait au loup de même couleur. Sous le dôme de diamant, on se nourrit de corbeaux – noirs, à la chair ferme – et de champignons, comme dans des temps immémoriaux. Mais la mémoire, c’est justement ce qui est ici nié, et dénié, aux futures générations. Le motif de l’oiseau parcourt toute l’œuvre romanesque de Jean Claude Bologne, et singulièrement dans son roman Le Dit des béguines. L’oiseau fait le lien entre la terre et le ciel, mais lorsqu’on vit pour ainsi dire sous cloche, comme dans un  terrarium, l’idée de ciel est inconcevable, et les oiseaux, enfermés eux aussi pour survivre, deviennent gibier.

Une grande partie de l’œuvre romanesque de Bologne – toute, à bien y regarder –  est marquée par le motif médiéval de la « quête », et la notion de chevalerie. La littérature d’anticipation, ici, permet une amplification du motif : le couple que forment Laurent et Maurine est à la fois impossible – informable – et incontestable. Parce que Bologne maîtrise à la perfection l’art de l’irréconciliable, la scène d’amour entre les deux jeunes gens est placée sous le signe de la négation qui affirme l’évidence :

« Mersant avait tort. Ce n’est pas de la mécanique. La mécanique demande l’intervention de la volonté, elle ne se met pas en route toute seule, malgré eux. La mécanique se réfléchit, elle n’emporte pas l’esprit dans un tourbillon de sensations où il n’y a plus de place pour une pensée. Elle n’emballe pas les cœurs, ne met pas en émoi tous les fluides du corps, ne va pas chercher au fond des bouches ce que l’on trouve au fond des sexes, elle est logique, la mécanique, elle ne tire par les cheveux pour que l’on pénètre plus fort, elle ne donne pas aux bras contusionnés la force de serrer une taille à la broyer, elle est triste et froide, la mécanique, comment pourrait-elle donner autant de plaisir ? »

Laurent le chevalier poursuit sa quête – celle du récit des origines qu’on lui a refusé –, fort désormais de sa condition d’homme. Voilà où se situe le concept d’ « âme », sans doute : à la croisée du corps révélé et de l’esprit en éveil. Quant à celle – l’âme – du corbeau blanc… on laisse au lecteur le plaisir de la découvrir, et de l’interpréter.

Elles sont peu nombreuses, finalement, les questions qui méritent d’être posées. Et elles tournent toutes, plus ou moins, autour du pourquoi de notre présence au monde. La littérature de genre, puisqu’ainsi catégorisée, permet de malaxer à l’infini les questionnements les plus aigus, et les situations politiques les plus prégnantes. Lorsque, dans L’Âme du corbeau blanc,  s’écrasent contre les parois de diamant les corps déjà en partie attaqués par les eaux acides de ceux qui viennent demander asile, et à qui on le refuse, le lecteur ne peut que sursauter : sous couvert de littérature d’anticipation, on est bel et bien, aussi, dans l’ici et maintenant. Les réfugiés demandeurs d’asile, qui se noient dans les eaux non encore acidifiées de la Méditerranée, sous nos yeux plus ou moins indifférents, deviennent chez Bologne les porteurs de texte. Ils inscrivent, à l’endroit pour eux et à l’envers pour nous, des messages essentiels qu’il nous appartient de décrypter.

L’Âme du corbeau blanc est un magnifique roman qui embrasse des motifs philosophiques immuables et des considérations d’actualité immédiate. Un roman basé sur l’essentialité d’un récit des origines, sur l’interrogation de la transmission et de l’enseignement, et sur l’émancipation indispensable des générations montantes.