Regards
croisés
Un livre, deux lectures – en
collaboration avec Virginie Neufville
Joyce Carol Oates, Premier amour (First love - A gothic tale), traduit de l'anglais (USA) par Sabine Porte, éd. Philippe Rey, mars 2015, 112 pages.
La littérature
gothique est marquée par le diable, les jeunes filles vulnérables et les
manoirs lugubres. Premier amour,
sous-titré Un conte gothique, ne
déroge pas à la règle. La petite Josie emménage avec sa mère chez de lointains
parents qu'elle n'a jamais vus :
L'été de mes onze ans, ma mère s'est enfuie avec moi
(pour reprendre ses termes) à Ransomville, dans l'état de New York. Où nous
avons été réduites au rôle de parents pauvres dans la vieille maison des
Burkhardt.
La « haute
maison en bardeaux », à présent quelque peu déjetée, est le repaire de
tante Esther et de son petit-fils Jared. Ce dernier, maigre et ténébreux, est
étudiant en théologie. Sa voie est toute tracée : il sera révérend, comme son
père et son grand-père. La mère de Josie, la pimpante et si peu mère Délia,
refuse de regarder en arrière, considérant que la vie, c'est ici et maintenant.
Elle ne s'occupe pratiquement pas de sa fille, trouve un emploi et un « ami »,
rentre tard ou s'envole pour quelques jours. En attendant de découvrir sa
nouvelle école, Josie est laissée en quasi abandon. Et devient la proie -
facile, consentante - de Jared.
Il existe bien
des manières d'écrire sur les enfants victimes d’abus sexuels. Joyce Carol
Oates évite tous les pièges du bassement scabreux. Elle adopte un angle
gothique parfaitement balisé : on croise des vautours menaçants, un serpent
terrifiant et séduisant à la fois, on est cerné par les représentations d'un
Christ sulpicien, kitch, vaine image protectrice ou salvatrice. Josie consent à
tout, ou presque. Aux attouchements, aux coups et aux humiliations, au sang qui
perle ou que l'on s'échange. La jeune fille a besoin d'amour. Que Jared
s'intéresse à elle ressemble déjà à un petit miracle... alors elle se laisse
faire et ne peut que penser « Amour. Amour. Amour Jared, ne me fais pas de
mal ».
Délia ne
s’intéresse pas à Josie. « Une enfant de onze ans existe à peine »
dit-elle à sa fille. La grand-mère de Jared sur-couve son petit-fils :
elle repasse et amidonne les chemises d’un monstre, refusant de voir ou de
s’avouer que quelque chose ne tourne pas rond chez le jeune homme. Les femmes
adultes ferment les yeux, ou se désintéressent du sort de la fillette. La
fillette, elle, saura sauver de l’enfer une plus petite qu’elle.
Délia a souvent
des remarques amères sur la place faite aux femmes dans la société, et des
sous-entendus énigmatiques sur sa fuite. Son désenchantement et sa rage l’empêchent
de regarder sa fille. Josie est presque seule au monde. « Comment rester
enfant sans la présence d’un adulte qui vous définisse ? » s’interroge-t-elle.
Joyce Carol Oates choisit ici d’entrer dans la tête de la victime plutôt que
dans celle du bourreau. Ce conte gothique contemporain est aussi une juste
observation psychologique et sociologique.