mardi 17 mars 2015

Regards croisés (14) – Premier amour de Joyce Carol Oates



Regards croisés

Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville
  
Joyce Carol Oates, Premier amour (First love - A gothic tale), traduit de l'anglais (USA) par Sabine Porte, éd. Philippe Rey, mars 2015, 112 pages.

La littérature gothique est marquée par le diable, les jeunes filles vulnérables et les manoirs lugubres. Premier amour, sous-titré Un conte gothique, ne déroge pas à la règle. La petite Josie emménage avec sa mère chez de lointains parents qu'elle n'a jamais vus :

L'été de mes onze ans, ma mère s'est enfuie avec moi (pour reprendre ses termes) à Ransomville, dans l'état de New York. Où nous avons été réduites au rôle de parents pauvres dans la vieille maison des Burkhardt.

La « haute maison en bardeaux », à présent quelque peu déjetée, est le repaire de tante Esther et de son petit-fils Jared. Ce dernier, maigre et ténébreux, est étudiant en théologie. Sa voie est toute tracée : il sera révérend, comme son père et son grand-père. La mère de Josie, la pimpante et si peu mère Délia, refuse de regarder en arrière, considérant que la vie, c'est ici et maintenant. Elle ne s'occupe pratiquement pas de sa fille, trouve un emploi et un « ami », rentre tard ou s'envole pour quelques jours. En attendant de découvrir sa nouvelle école, Josie est laissée en quasi abandon. Et devient la proie - facile, consentante - de Jared.

Il existe bien des manières d'écrire sur les enfants victimes d’abus sexuels. Joyce Carol Oates évite tous les pièges du bassement scabreux. Elle adopte un angle gothique parfaitement balisé : on croise des vautours menaçants, un serpent terrifiant et séduisant à la fois, on est cerné par les représentations d'un Christ sulpicien, kitch, vaine image protectrice ou salvatrice. Josie consent à tout, ou presque. Aux attouchements, aux coups et aux humiliations, au sang qui perle ou que l'on s'échange. La jeune fille a besoin d'amour. Que Jared s'intéresse à elle ressemble déjà à un petit miracle... alors elle se laisse faire et ne peut que penser « Amour. Amour. Amour Jared, ne me fais pas de mal ».

Délia ne s’intéresse pas à Josie. « Une enfant de onze ans existe à peine » dit-elle à sa fille. La grand-mère de Jared sur-couve son petit-fils : elle repasse et amidonne les chemises d’un monstre, refusant de voir ou de s’avouer que quelque chose ne tourne pas rond chez le jeune homme. Les femmes adultes ferment les yeux, ou se désintéressent du sort de la fillette. La fillette, elle, saura sauver de l’enfer une plus petite qu’elle.

Délia a souvent des remarques amères sur la place faite aux femmes dans la société, et des sous-entendus énigmatiques sur sa fuite. Son désenchantement et sa rage l’empêchent de regarder sa fille. Josie est presque seule au monde. « Comment rester enfant sans la présence d’un adulte qui vous définisse ? » s’interroge-t-elle. Joyce Carol Oates choisit ici d’entrer dans la tête de la victime plutôt que dans celle du bourreau. Ce conte gothique contemporain est aussi une juste observation psychologique et sociologique.