Christopher Priest, La Séparation (The separation, 2002), traduit de
l’anglais par Michelle Charrier, Denoël 2005 et Folio SF.
Dans le roman de
Christopher Priest La Séparation,
tout est placé sous le signe du double : personnages et sosies, doubles
possibilités historiques, fraternité et guerre entre deux pays, frères jumeaux.
Là où Le Prestige, du même auteur,
posait la question de l’unicité feinte, La
Séparation insiste sur la dualité trompeuse.
L’histoire démarre comme
une uchronie classique, et déjà lue ici et là : la seconde guerre mondiale
ne s’est pas arrêtée en 1945, mais en 1941. Deux frères jumeaux, absolument
semblables et indifférenciables, aux mêmes initiales J.L. (l’un est appelé
Jack, l’autre Joe) participent aux JO de Berlin en 1936, dans la compétition
d’aviron, et remportent la troisième place. C’est Rudolf Hess qui leur passe la
médaille de bronze autour du cou. Lorsque l’Angleterre entre en guerre, Jack
devient pilote de bombardier, et Joe, objecteur de conscience, intègre la Croix
Rouge. En 1941, Rudolf Hess rejoint l’Angleterre pour tenter de négocier la
paix avec Churchill, est fait prisonnier lorsque son avion s’écrase en Écosse.
Cette histoire-là, on la connaît, c’est l’Histoire. Christopher Priest va
démonter cette Histoire en l’éclatant en différentes narrations –
principalement en faisant entendre les voix des deux jumeaux, mais pas
seulement – pour construire une autre histoire, sans majuscule, une autre
possibilité, puisée à la fois dans les circonstances de l’époque (l’idée d’une
paix séparée était envisagée, dans les milieux politiques britanniques, ainsi
que la mise en minorité de Churchill) et dans le pur romanesque.
Christopher Priest ne se
contente pas du « et si ?.. » propre à l’uchronie. Il décompose
le thème des jumeaux : Jack et Joe, chacun à son tour, se retrouvent face à
Rudolf Hess et à Winston Churchill, dans des circonstances totalement
différentes. D’un côté la guerre, bien réelle. De l’autre, la paix éventuelle.
Au thème des jumeaux, il entremêle le thème de l’antagonisme. L’Angleterre et
l’Allemagne sont en guerre, comme deux frères ennemis. Les jumeaux Jack et Joe
sont anglais, nés d’un père britannique et d’une mère allemande, s’expriment
avec la même aisance en anglais et en allemand, sont amoureux de la même jeune
femme allemande qui a pris la nationalité britannique. Lorsque Joe est amené à
mettre en forme les termes du traité de paix, c’est sur la notion de
« parité » qu’il bute :
J’avais grandi avec ce concept : des jumeaux s’inquiètent en
permanence de parité, de manière souvent contradictoire. Jack et moi voulions
que nos parents nous traitent équitablement, tout en espérant chacun être leur
favori. […] Peut-être Hess cherchait-il à exprimer ce genre de
sentiments : dans son introduction au brouillon de l’accord, il parlait en
termes sentimentaux de la fraternité Allemagne-Angleterre, pays jumeaux à
jamais liés, à jamais séparés, d’une neutralité bienveillante l’un envers
l’autre.
Chacun des jumeaux est
blessé durant la guerre, assez gravement. La plaie à la tête de Joe provoque ce
qu’il appelle des « hallucinations lucides », dont quelques exemples
nous sont donnés. Cette faille psychique permet d’induire le soupçon chez le
lecteur. Chaque événement vécu et rapporté par Joe est soumis au doute, puis
renversé par Joe lui-même lorsqu’il se rend compte que ce qu’il a vécu n’était
pas réel mais rêvé, puis peut être renversé une troisième fois par le récit
dans sa globalité. Les narrations imbriquées obligent le lecteur à « tout
remettre dans l’ordre », si tant est que cela soit possible, car il lui
faut naviguer entre faits historiques et uchronie. Malicieusement, la fin du roman
semble coïncider avec l’Histoire, alors que les premières pages s’en éloignent
radicalement.
La gémellité, dans La Séparation – le titre est évocateur –
va de pair avec l’uchronie. Lorsque les jumeaux se brouillent, c’est le sens de
la guerre, et son issue, qui en sont possiblement modifiés. La Séparation est aussi une histoire
d’amour : les deux jumeaux sont amoureux de la même jeune allemande,
qu’ils ramènent clandestinement en Angleterre après les JO de Berlin. L’un va
l’épouser, l’autre va devenir – ou pas ? – son amant. L’enfant qui naîtra
– qui est le père ? – deviendra historien. Mais dans quel temps ? Le
nôtre, ou celui de l’uchronie ?
La Séparation est un
roman à la composition complexe, dont la lecture requiert attention et
adhésion. Plusieurs fois primé, il a reçu en France le Grand Prix de
l’Imaginaire en 2006.