mercredi 4 mars 2015

La Séparation de Christopher Priest



Christopher Priest, La Séparation (The separation, 2002), traduit de l’anglais par Michelle Charrier, Denoël 2005 et Folio SF.

Dans le roman de Christopher Priest La Séparation, tout est placé sous le signe du double : personnages et sosies, doubles possibilités historiques, fraternité et guerre entre deux pays, frères jumeaux. Là où Le Prestige, du même auteur, posait la question de l’unicité feinte, La Séparation insiste sur la dualité trompeuse.

L’histoire démarre comme une uchronie classique, et déjà lue ici et là : la seconde guerre mondiale ne s’est pas arrêtée en 1945, mais en 1941. Deux frères jumeaux, absolument semblables et indifférenciables, aux mêmes initiales J.L. (l’un est appelé Jack, l’autre Joe) participent aux JO de Berlin en 1936, dans la compétition d’aviron, et remportent la troisième place. C’est Rudolf Hess qui leur passe la médaille de bronze autour du cou. Lorsque l’Angleterre entre en guerre, Jack devient pilote de bombardier, et Joe, objecteur de conscience, intègre la Croix Rouge. En 1941, Rudolf Hess rejoint l’Angleterre pour tenter de négocier la paix avec Churchill, est fait prisonnier lorsque son avion s’écrase en Écosse. Cette histoire-là, on la connaît, c’est l’Histoire. Christopher Priest va démonter cette Histoire en l’éclatant en différentes narrations – principalement en faisant entendre les voix des deux jumeaux, mais pas seulement – pour construire une autre histoire, sans majuscule, une autre possibilité, puisée à la fois dans les circonstances de l’époque (l’idée d’une paix séparée était envisagée, dans les milieux politiques britanniques, ainsi que la mise en minorité de Churchill) et dans le pur romanesque.

Christopher Priest ne se contente pas du « et si ?.. » propre à l’uchronie. Il décompose le thème des jumeaux : Jack et Joe, chacun à son tour, se retrouvent face à Rudolf Hess et à Winston Churchill, dans des circonstances totalement différentes. D’un côté la guerre, bien réelle. De l’autre, la paix éventuelle. Au thème des jumeaux, il entremêle le thème de l’antagonisme. L’Angleterre et l’Allemagne sont en guerre, comme deux frères ennemis. Les jumeaux Jack et Joe sont anglais, nés d’un père britannique et d’une mère allemande, s’expriment avec la même aisance en anglais et en allemand, sont amoureux de la même jeune femme allemande qui a pris la nationalité britannique. Lorsque Joe est amené à mettre en forme les termes du traité de paix, c’est sur la notion de « parité » qu’il bute :

J’avais grandi avec ce concept : des jumeaux s’inquiètent en permanence de parité, de manière souvent contradictoire. Jack et moi voulions que nos parents nous traitent équitablement, tout en espérant chacun être leur favori. […] Peut-être Hess cherchait-il à exprimer ce genre de sentiments : dans son introduction au brouillon de l’accord, il parlait en termes sentimentaux de la fraternité Allemagne-Angleterre, pays jumeaux à jamais liés, à jamais séparés, d’une neutralité bienveillante l’un envers l’autre.

Chacun des jumeaux est blessé durant la guerre, assez gravement. La plaie à la tête de Joe provoque ce qu’il appelle des « hallucinations lucides », dont quelques exemples nous sont donnés. Cette faille psychique permet d’induire le soupçon chez le lecteur. Chaque événement vécu et rapporté par Joe est soumis au doute, puis renversé par Joe lui-même lorsqu’il se rend compte que ce qu’il a vécu n’était pas réel mais rêvé, puis peut être renversé une troisième fois par le récit dans sa globalité. Les narrations imbriquées obligent le lecteur à « tout remettre dans l’ordre », si tant est que cela soit possible, car il lui faut naviguer entre faits historiques et uchronie. Malicieusement, la fin du roman semble coïncider avec l’Histoire, alors que les premières pages s’en éloignent radicalement.

La gémellité, dans La Séparation – le titre est évocateur – va de pair avec l’uchronie. Lorsque les jumeaux se brouillent, c’est le sens de la guerre, et son issue, qui en sont possiblement modifiés. La Séparation est aussi une histoire d’amour : les deux jumeaux sont amoureux de la même jeune allemande, qu’ils ramènent clandestinement en Angleterre après les JO de Berlin. L’un va l’épouser, l’autre va devenir – ou pas ? – son amant. L’enfant qui naîtra – qui est le père ? – deviendra historien. Mais dans quel temps ? Le nôtre, ou celui de l’uchronie ?

La Séparation est un roman à la composition complexe, dont la lecture requiert attention et adhésion. Plusieurs fois primé, il a reçu en France le Grand Prix de l’Imaginaire en 2006.