mardi 26 août 2025

Les Derniers Jours de l’apesanteur de Fabrice Caro

Fabrice Caro, Les Derniers Jours de l’apesanteur, éd. Gallimard, Coll. Sygne, août 2025, 224 p.

C’est l’année du Bac pour Daniel et ses copains Marc et Justin, petite bande provinciale de trois gars velléitaires, un peu perdus, un peu gauches, sans succès auprès des filles. Une année angoissante qui débute par la mort d’un lycéen. Dans les romans de Fabrice Caro, on meurt beaucoup, la mort étant d’ailleurs, à bien y regarder, le thème central de toute son oeuvre romanesque. Nous sommes à la toute fin des années 80, on paie encore en francs, on écoute encore Supertramp et Iron Maiden, les parents sont fans de Sardou. Le soir, la mère regarde Santa Barbara en préparant le repas, le père vient la rejoindre devant la télé à l’heure du Juste Prix, et la famille est réunie à 20 heures devant le journal TV. Daniel s’ennuie chez lui comme tous les gamins de dix-huit ans, il est mélancolique depuis la rupture avec sa copine et s’entraîne sur sa guitare à reproduire les accords d’une chanson de Simon and Garfunkel. 

Voilà l’argument de départ des Derniers Jours de l’apesanteur. Argument un peu mince, on en conviendra. Tout le talent de Fabrice Caro consiste à transformer la banalité en aventure. Cela tient, en premier lieu, à la qualité de l’écriture. Caro fait parler et penser son narrateur Daniel sur le mode ironique et concerné. Le moindre petit fait devient un drame, ou une comédie. Un de ses copains ne sait pas vraiment s’il « sort » avec une fille du lycée, simplement parce qu’il l’a embrassée lors d’une soirée, et la manière dont ce copain se débrouille pour éviter de croiser la fille devient un running-gag sur les chassés-croisés dans les couloirs. Qu’est-ce qui intéresse les post-ados qui passent le Bac en 1989 ? La découverte du point G et sa mise en équation, par exemple. Ils nous paraissent bien sages, ces grands gamins. Ils rougissent lorsque le croquis est confisqué par la prof d’Histoire. 

Fabrice Caro se débrouille pour faire vivre tout le petit peuple lycéen sans jamais le décrire. Chaque élève a un nom, mais aucune description physique ne nous est donnée. Drôle d’impression pour le lecteur, qui se sent proche des personnages qui ont tous une chair, et dont il peut se forger l’image à son gré. Ce ne sont pas des ébauches, les personnages existent grâce à leur nom et prénom, toujours donnés en entier, sauf pour Daniel, Justin et Marc. Eux, ils sont seulement des prénoms, parce qu’ils sont les protagonistes. 

il y a une gradation inversée des malheurs dans Les Derniers Jours de l’apesanteur. Si le roman débute par la mort d’un lycéen, puis celle d’un oncle, il continue sur une jambe brisée, puis sur une disparition, certes inquiétante. Qu’est-il arrivé à Félicien Lubac ? Est-il séquestré, voire a-t-il été assassiné par une jeune prof de piano et le père de la collégienne à laquelle Daniel donne des cours de maths ? Des théories s’échafaudent, Daniel détient des indices… 

On connaît le talent de Fabrice Caro, et son savoir-faire. Ici, dans un roman centré sur le basculement de la post-adolescence à la pleine jeunesse pré-adulte, il fait à nouveau merveille. Il sait transformer l’angoisse de ses personnages en réjouissance pour le lecteur, jusqu’au rire. Ce qui n’empêche pas l’empathie. Là est le tour de force. Caro est un tendre, le mal a peu de place dans ses textes, et lorsqu’il est suggéré par ses personnages, la résolution est toujours autre, plus humaine, moins malsaine. Il y a du Goscinny (celui du Petit Nicolas) dans Les Derniers Jours de l’apesanteur, à une autre époque - l’âge des personnages, l’univers diégétique décrit. Mais le regard porté et l’écriture sont à cette aune : un sens aigu de l’observation, un amour pour les personnages, une certaine nostalgie. Le lecteur est renvoyé aux temps des figurines météo - ces animaux qui changeaient de couleur selon le temps à venir -, à la diffusion des Chiffres et des Lettres, aux Renault 5 et aux mobylettes Peugeot 104, aux Amstrad. Voilà un roman qui touche au coeur, et ça fait du bien. 

 


mardi 19 août 2025

Les Bons Voisins de Nina Allan

Nina Allan, Les Bons Voisins, traduit de l’anglais par Bernard Sigaud, éd. Tristram, 21 août 2025, 320 p.

La quatrième de couverture qualifie Les Bons Voisins de « roman noir », et dans les remerciements Nina Allan mentionne l’ouvrage de John Cornwell Earth to earth qui relate un true crime. Mais avec Allan, le roman dévie, du noir on passe à autre chose, on se focalise sur d’autres aspects de la littérature, sur l’évocation de l’invisible, de l’indicible. De mystérieuses correspondances, ou harmonies, sont mises en oeuvre dans les décors, entre les situations et les personnages.

Cath est photographe. Elle revient sur l’île où elle a passé sa jeunesse. Elle mène un projet artistique : prendre en photo les lieux où se sont déroulés des crimes. Il se trouve que la meilleure amie de Cath, au lycée, a été assassinée vingt ans auparavant, en même temps que sa mère et son petit frère, sur cette île. La police a conclu à la culpabilité du père, lui-même trouvant la mort dans un accident de voiture juste après le massacre. Cath ne se satisfait pas des conclusions de l’enquête. Tout cela paraît trop simple et, sans doute, trop banal pour expliquer la mort de Shirley, sa meilleure amie. Comment peut-on mourir ainsi, si jeune, et assassinée ? Pourquoi ? 

Vingt ans après, donc, Cath fouille et enquête, élabore des théories. La mère de Shirley avait-elle un amant ? Et pourquoi pas ? Mais alors, cela expliquerait la folie du père, par jalousie… Mais non, pas forcément, pense Cath. Pourquoi l’amant ne serait-il pas l’assassin ? A ces élaborations mentales viennent s’ajouter des interrogations à propos des croyances populaires, ces « bons voisins » qui seraient de mauvais esprits, et qui auraient envoûté le père de famille déclaré assassin. Mais au fond, est-ce que cela a de l’importance, de savoir de la main de qui Shirley est morte ? 

« Une fois, j’ai demandé à Shirley si elle avait songé à s’échapper - faire son sac et quitter l’île - et elle a dit : tout le temps ! Ça, je ne l’ai jamais oublié. » 

Elle qui voulait à tout prix quitter l’île et son territoire étriqué y est morte et enterrée. C’est plutôt sur cette injustice de trajectoire que se focalise Cath qui a présent est revenue dans cette île qu’elle n’aimait pas, se prend à s’y sentir bien, surtout après avoir fait la connaissance d’Alice, la femme qui occupe à présent le lieu du drame, la maison de la famille de Shirley. Une étrange relation s’installe entre Cath et Alice, femme mariée bientôt enceinte. Le mari paraît violent, en tout cas insaisissable, pratiquement toujours absent. Alice elle-même a parfois un comportement incompréhensible. Que sait-on, que comprend-on des gens, au fond ? Cath est désorientée. 

Nina Allan, qui elle-même vit dans une île au large de l’Ecosse, explore à merveille la condition insulaire. Un monde clos que l’on veut fuir, un cocon que l’on veut retrouver ou découvrir, une terre d’incompréhension, de légende  et de mémoire. Comme si ailleurs que sur une île, les personnages se seraient comportés de façon différente. Cela est vrai, à l’évidence, pour Alice et son époux. Mais qu’en est-il pour Cath ? Elle, elle choisit le retour à sa terre de jeunesse, accomplissant en cela une trajectoire inverse à celle de son amie Shirley, qui n’a pas pu partir.

Nina Allan nous offre ici un texte apparemment différent de ses romans et nouvelles antérieurs, en cela qu’il semble plus ancré dans une réalité et bâti sur une enquête. Mais ce n’est qu’une impression de surface. Allan creuse sa veine romanesque dans le non-dit et le merveilleux, dans l’étrange et la psyché. Pour ne prendre qu’un exemple : la maison de poupée que le père de Shirley a construit pour sa fille, et que Cath retrouve dans la maison du drame louée par Alice, reproduit à l’identique la maison elle-même, avec les détails d’agencement de pièces invisibles, dévoilées dans la miniature. Il y a dans le plan de la maison - la vraie et la maison de poupée - quelque chose qui renvoie à la tache aveugle d’un labyrinthe, au mystère des agissements humains. C’est à ce genre de détails que l’on reconnaît, immédiatement, la patte de Nina Allan. Cette manière de d’articuler les correspondances et de bousculer l’évidence. Les Bons Voisins est une bonne façon d’aborder son oeuvre romanesque. Et de Nina Allan, il faut tout lire !