jeudi 5 juin 2025

Tiré de faits irréels de Tonino Benacquista

Tonino Benacquista, Tiré de faits irréels, éd. Gallimard, mars 2025, 192 p.

 

C’est l’histoire d’un « petit » éditeur au bord de la faillite. Bertrand Dumas a fondé sa maison il y a une trentaine d’années, il a 641 titres à son catalogue. Aujourd’hui, c’est fini. 
C’est l’histoire d’un texte qui hésite entre le narrateur omniscient et la première personne. Un texte pétillant où l’on trouve une idée formidable et trois phrases de type punchline à chaque page. 
Bertrand Dumas, à son crépuscule, rencontre ses auteurs, notamment celui en qui il croit le plus et qui depuis des années rédige ce qui doit être son chef d’oeuvre dans une ferme héritée de ses grands-parents, à Palaiseau. Cet auteur-là est son phare, sa fierté. Au contraire d’un autre écrivain qu’il a fait débuter, et qui l’a quitté pour des maisons plus prestigieuses. Celui-ci fait figure d’écrivain national, racontant sa vie dans des romans sans style qui ont beaucoup de succès. Dumas s’en désole, presque autant que de voir sa compagne Coline se délecter des livres-produits d’un auteur de bestsellers dont elle attend chaque publication en frétillant. 
Reste-t-il seul de sa catégorie ? Le seul lecteur-éditeur encore capable de savourer une écriture ? Dans une scène épatante qui se déroule dans un restaurant chinois à l’enseigne « Du côté de Sichuan », il déjeune avec un membre du Tout-Paris littéraire, un écrivain primé, juré de divers prix, d’une génération en fin de règne. Ensemble, ils parviennent, de mémoire, à reconstituer un passage de Proust, au mot exact, sans avoir recours au moteur de recherche de leur téléphone portable. Ils s’en réjouissent, et le lecteur se réjouit avec eux. Ce sont deux dinosaures qui ne savent pas que la météorite a déjà frappé.
La météorite, c’est, bien sûr, les réseaux sociaux. Quand tout se déglingue dans un grand mouvement final, une sorte de bal des momies du Temps Retrouvé, quand l’homme que Dumas sait être un grand écrivain et dont il attend le manuscrit  peaufiné à Palaiseau et qu’il n’éditera pas pour cause de faillite, quand il découvre que… (on ne spoilera pas…), l’épiphanie vient, justement, d’une influenceuse, star de ces foutus réseaux sociaux. 
Voilà un roman flamboyant, où l’auteur tire à vue sur, on n’en doute pas un instant, des situations tirées, elles, de faits réels. Mais il ne s’agit pas d’un règlement de compte. Ce texte est empreint de tendresse pour la littérature, pas forcément pour le monde littéraire. Le renversement final, malin, permet d’ouvrir quelques portes d’espoir. 
J’ai lu tous les romans de Benacquista, cet écrivain fait partie de ceux que je suis avec constance, et je reviens souvent à deux de ses textes : Saga, bien sûr, et l’admirable Trois carrés rouges sur fond noir. Il y a fort à parier que je reviendrai aussi à ce Tiré de faits irréels, avec délectation. 
 

lundi 2 juin 2025

Le Crime du bon nazi de Samir Machado de Machado

Samir Machado de Machado, Le Crime du bon nazi, traduit du portugais (Brésil) par Hélène Melo et Clara Domingues, éd. Denoël, avril 2025, 144 p.

On se souvient, bien sûr, du Crime de l’Orient-express. Un crime est commis dans un train bloqué par la neige. Enquête en huis-clos. Le Brésilien Samir Machado de Machado utilise le même dispositif - un meurtre en huis-clos dans un moyen de transport - en déplaçant la ligne : nous voilà dans les airs, dans un Zeppelin, avant le début de la deuxième guerre mondiale. Les nazis sont bien installés au pouvoir, et parmi les voyageurs on trouve un enquêteur de la police criminelle allemande, une aristocrate convaincue par le nouveau pouvoir, un médecin nazi, un  jeune Britannique au regard cynique, un commerçant mal à l’aise…

Personne n’est ce qu’il prétend, et lorsque le crime est commis, l’enquêteur de la police criminelle prend les choses en main, sur la demande du commandant du Zeppelin. 

Ce roman policier qui débute et se poursuit comme un produit plus ou moins calibré, offre une surprise de taille dans sa résolution. Mais ce n’est pas seulement le déroulement de l’intrigue qui surprend. Le thème même du meurtre, sa cause et son origine, permet de focaliser le roman sur un thème rarement traité en littérature, et singulièrement en littérature policière : celui des persécutions nazies envers les homosexuels, les lesbiennes et les travestis, toute cette humanité qui se ne définissait pas encore comme LGBTQIA+. 

Machado de Machado nous fait découvrir à la fois les coulisses d’un Zeppelin et la terreur instaurée par le régime nazi envers les homosexuels, mais aussi les Juifs. Le renversement des propositions - faire de la victime une victime alors que l’épilogue, surprenant et épatant, nous démontre autre chose - est plus qu’ingénieux : signifiant. 

Une manière de revenir sur un épisode terrible des persécutions du Troisième Reich,  de mettre le doigt sur les ambiguïtés des SA et de l’oligarchie allemande. Le membre de la police criminelle allemande et le jeune Britannique incarnent une résistance existentielle, et la première résolution qui s’appuie sur l’assentiment des sympathisants nazis - passagers concernés, membres du personnel du Zeppelin - est un pied de nez salutaire à une situation désespérée.

On ne peut rien dire de plus ici sans dévoiler le ressort principal de l’intrigue. L’épilogue, renversant, est une victoire, sous le soleil brésilien. 

Le graphisme de la couverture du roman, impressionnant, souligne le paradoxe du titre : qu’est-ce qu’un bon nazi ? La dernière phrase du livre donne une solution : « la seule manière concevable d’être un bon nazi est d’être un nazi mort. »