mardi 8 octobre 2024

Regards croisés (47) – Conque de Perrine Tripier

Regards croisés

Un livre, deux lectures – avec Virginie Neufville


Perrine Tripier, Conque, éd. Gallimard, août 2024, 208 p.

 

Voilà un roman qui ne ressemble à aucun autre dans cette rentrée littéraire. Un texte relativement court, qui lorgne vers le conte, et dont le propos est plus politique que magique. Magique, ou singulier, il l’est par exemple par le choix des noms des personnages : Perrine Tripier invente une onomastique poétique, surprenante, qui s’accorde avec la recherche poétique de sa phrase. Politique, il l’est assurément par le propos même de l’intrigue qui renvoie à la post-vérité, à l’arrangement du roman national, à la nécessité pour l’autocrate d’asseoir et consolider son pouvoir sur une légende dorée indiscutable scientifiquement. Conque est un roman surprenant. 

Nous sommes dans un pays indéterminé, bordé par la mer. Nous sommes dans une époque moderne, où l’on consulte des applications de rencontres sur des téléphones portables, mais une époque floue où l’Empereur s’habille de peaux de bêtes et tresse sa barbe rouge de fils d’ors. Le palais et une villa de prestige ne sont que marbre, bassins sertis de pierres précieuses, serviteurs vêtus de lamé. Un empire d’opérette et de boursouflures, dont le décor pourrait évoquer Paul Grimault ou Christian Bérard.

Le personnage principal, Martabée, historienne, se voit confier la tâche de diriger les fouilles d’un chantier archéologique : on vient de découvrir les vestiges de la civilisation morgonde, dont on ne sait rien ou presque, il n’en restait jusqu’à présent que des bribes de légendes dans des berceuses. Le chantier met à jour des corps de guerriers ensevelis entre les carcasses polies de baleines, et les fondations d’habitations de bonne tenue. L’Empereur voit dans cette découverte l’opportunité de redonner une unité civilisationnelle et culturelle prestigieuse à son pays, et de souder son peuple autour d’une histoire solide et attestée scientifiquement par les fouilles. Les Morgondes étaient des marins et des guerriers, des gens braves et puissants, courageux. Ils étaient aussi, déduit-on par les entrelacs compliqués et recherchés des sculptures excavées, des artistes aboutis.

Tandis que Martabée imagine la vie raffinée que menaient les Morgondes dix siècles en arrière et que l’Empereur se retrouve entièrement dans cette civilisation et s’en décrète l’héritier et l’incarnation, les fouilles continuent. Les bulletins officiels transmis à la population font état de l’avancée des travaux et insistent sur l’éclat et la force des Morgondes, ancêtres du pays. Les fouilles continuent, donc, et l’on découvre, sous un dôme scellé, un secret bien difficile à intégrer à la légende à présent installée et distillée parmi le peuple. On ne dira rien ici de ce secret abominable, qui est le nœud du roman.

Perrine Tripier pose ainsi la question de l’élaboration du roman national, et de l’assise d’une autocratie. Martabée accepte d’intégrer à ses comptes-rendus scientifiques des phrases entières soufflées par l’empereur. Tout d’abord par reconnaissance pour la vie qu’il lui offre – une villa incroyable, des robes magnifiques, et surtout un statut social inimaginable pour une universitaire issue d’une famille paysanne. Ensuite, après la découverte de ce qu’abrite le dôme, Martabée prend conscience du pouvoir impérial, ses yeux sont dessillés. 

L’écriture de Perrine Tripier épouse les contours du paysage et de l’intrigue. La mer est omniprésente, son bruit, son odeur, et ses profondeurs. Tout est tissé d’algues, de filaments comme autant de reflets sur les vagues. Je n’avais pas lu d’écriture aussi océanique, allant fouiller au plus profond du symbolisme des mers, depuis Mandiargues, je crois. Un exemple de cette prose incroyable : « C’était à présent une haute salle de réception où s’entrecroisaient des piliers fins, émeraude veinés d’or, constellés d’éclats blancs. On aurait dit des cascades qui auraient ruisselé le long des murs. Des lustres énormes pendaient de la voûte, comme des bans de poissons argentés, qui cliquetaient au moindre souffle. […] Au bout se dressait un siège monumental, d’ivoire éblouissant, avec en son creux la rouge flamboyance de l’Empereur, comme un coquillage sanglant. » Ce contraste entre les fouilles archéologiques – fouiller sous la terre – et l’omniprésence de la mer, dans l’écriture et le décor, participe à l’atmosphère de conte, et amplifie le vertige entre la légende et la réalité historique, validée scientifiquement. Entre la représentation impériale et ses pompes, et la réalité d’un pouvoir autocrate. 

Conque est un roman de réflexion sur le pouvoir qui, sous des aspects parfaitement symbolistes, pose des questions contemporaines sur le sort des femmes, l’influence du politique sur le scientifique, la fascination autocratique, et bien d’autres encore. 

Lire l'article de Virginie Neufville