De Prague à Ravensbrück – Lettres de
Milena Jesenská 1938-1944,
présentation et notes d’Hélène Belletto-Sussel et Alena Wagnerová, traduction
d’Hélène Belletto-Sussel, éd. Presses Universitaires du Septentrion, juillet
2016.
Etrange destin que
celui de la correspondance de Milena Jesenská, qui semble une correspondance à
sens unique dans laquelle on n’entend, chaque fois, qu’une seule voix. Ses
lettres à Kafka sont perdues, mais on sait ce que Kafka lui écrivait. Elle apparaissait, alors, « en
creux ». Ses lettres à Willi Schlamm ont été conservées, mais on ne sait
rien des réponses qu’elle a reçues – même si, en filigrane, comme dans tout
échange épistolaire, la réponse transparaît, est reprise et discutée. Milena
est ici tout en relief, vivante, vibrant d’une énergie sans pareille.
Dans la lecture d’une
correspondance, qui par nature brasse de l’intime, on entend une voix, presque
nue. C’est particulièrement frappant dans les lettres de Milena, qui parle –
écrit – sans filtre, qui tempête et hausse le ton, qui martèle son propos,
passe à autre chose, puis revient sur un sujet déjà évoqué, pour tempêter
encore plus. Mais cette voix-là n’est pas que colérique, elle est avant tout passionnée :
porteuse de sentiments amoureux qui ne sont pas partagés, et entièrement
tournée vers le destin du journal dont elle a la charge, et du pays qui est le
sien. Envoyer des lettres, c’est écrire pour n’être lu que par le destinataire.
Le ton d’une correspondance – mettons à part les correspondances d’écrivains,
qui font partie de l’œuvre, et qui parfois ont moins de spontanéité, surtout si
l’écrivain en question a le souci de la postérité – n’est pas le ton de l’écriture.
Et pourtant ! Dans le cas de Milena Jesenská, si la phrase est directe, le
souci d’être comprise, et bien comprise, est sans cesse présent. Il faut dire
que ses lettres oscillent entre les langues tchèque et allemande.
A qui écrit-elle,
Milena ? A Willi Schlamm, un journaliste viennois juif, ex-communiste, qui
publie aussi dans la revue tchèque Přitomnost,
revue politique et culturelle de centre gauche à laquelle Milena consacre toute
son énergie durant le temps de la correspondance qui nous est donnée ici. Nous
sommes en 1938. La situation de la Tchécoslovaquie est rude, c’est la crise des
Sudètes, l’Europe est au bord de la guerre mais en Tchécoslovaquie, la guerre a
déjà commencé. Willi Schlamm prépare son exil pour les Etats-Unis, avec l’aide
de William Dieterle, le cinéaste. La correspondance de Milena qui couvre cette
période (1938-1939) est toute empreinte de l’urgence du moment. L’homme qu’elle
aime et qui ne l’aime pas va partir pour toujours. Le journal qu’elle défend,
et tient à bout de bras, a besoin des articles de Willi, articles que Milena
traduit, et dont elle lui suggère les sujets. L’argent manque. Cruellement.
Même pour les lettres, l’argent fait défaut : les expédier par avion,
c’est cher. Ne pas choisir le mode aérien, c’est prendre le risque qu’elles se
perdent.
Les lettres de Milena
sont d’une importance capitale pour comprendre de l’intérieur la situation
tchécoslovaque de l’époque. Mais elles sont aussi importantes, et peut-être de
manière plus brûlante, pour comprendre comment on se débat quand tout est perdu
d’avance, mais que l’on refuse de baisser les bras. Cette femme est formidable,
résolument formidable. Elle brûle de mille feux, est sur tous les fronts –
celui du journal, celui de l’organisation du départ des Schlamm, celui de la
situation de son compagnon Evžen, du quotidien de sa fille. Elle fait et elle dit. Quand elle écrit, elle dit vraiment. Elle écrit à Willi des
choses telles que : « Cette amitié bienveillante, aimable et
tiède, qui vient plus de ta politesse que de ton cœur » ; « Je
t’ai dit un jour qu’il m’était plus facile d’imaginer ma propre mort que ton départ » ;
ou encore :
« Je
commence à chercher des avantages au fait que tu sois loin d’ici – les
avantages des lettres. Un être que je ne verrai plus jamais, par lettre, je
peux tout lui dire. Absolument tout. Et je peux vingt fois par jour t’écrire
que je t’aime, personne ne pourra rien me faire ! C’est merveilleux !
Est-ce
que tu peux imaginer à quel point je t’aime ? Tu ne peux pas, c’est bien
le problème. Sinon, tu n’aurais jamais eu le courage de partir. »
Les réponses de Willi
sont perdues, mais au fond, a-t-on vraiment envie de les lire ? Pas sûr
que le bonhomme ait été à la hauteur de Milena.
Peu à peu, l’amour
n’est plus le sujet principal des lettres. La situation politique prend le pas sur
les sentiments. L’urgence est autre, formulée pourtant sur le même ton
d’exaltation et d’affirmation, de prise de position et de certitude :
« Parce qu’ici, c’est un piège à rats. D’une manière ou d’une autre – on
finira tous par y passer. » Mais aussi : « Je suis étonnée de
voir que mon amour pour tes articles est plus grand que mon amour pour
toi. » Milena, chair pétrie d’amour et de politique, vivant des temps d’urgence,
jamais déboussolée, toujours debout, obstinée, persévérante. Admirable.
Il faut aller lire
ces lettres-là, magnifiquement rendues en français par Hélène Belletto-Sussel. La
voix que l’on y entend est aussi une voix contemporaine, une voix engagée et solaire.
Le mot « battante » pour définir Milena semble bien terne. Milena Jesenská,
dans la correspondance qui nous est donnée ici, apparaît comme un être de
chair, de sang et d’esprit, et aussi comme une figure féminine essentielle du
XXème siècle.
*
La dernière partie du
livre est consacrée aux lettres que Milena a écrites en captivité, et qui ont
été miraculeusement retrouvées. L’histoire de ces lettres est à elle seule un
roman. Mais on n’est pas, ici, dans la fiction. On est dans la chair du siècle
dernier, dans le vif de l’Histoire.