jeudi 30 juillet 2015

Acharnement de Mathieu Larnaudie



Mathieu Larnaudie, Acharnement, Actes Sud, 2012, 208 pages.

Les vacances d’été sont aussi propices aux découvertes rétroactives. Sur les rayons de la médiathèque que je hante, je ne cherchais rien en particulier. J’étais venue pour les CD, et les coffrets DVD des séries. J’ai happé au passage Acharnement de Mathieu Larnaudie, séduite par la couverture du bouquin – un détail du Jardin des délices de Bosch. Bonne pioche.

Müller est plume. Ou plutôt, était. Après avoir rédigé pendant des années les discours et interventions du ministre Gonthier et être tombé en disgrâce, il s’est retiré à la campagne. Il continue d’écrire, pour lui seul, des textes qu’il interprète devant le vide, du haut d’une petite estrade qu’il a fait installer dans la grande pièce qui lui sert de bureau. Müller croit encore – mais n’y croit pas en continu – que le discours politique parfait est atteignable. Il s’y colle donc encore, parfois, essayant « de mettre en œuvre la quintessence de ce qu’il savait – ce qu’il avait appris, lu, observé, intériorisé, réfléchi, éprouvé – de l’art de discourir, c’est-à-dire de déclamer, de transmettre, d’emporter et de convaincre » (p. 13). Müller s’est retiré du monde, à peu près complètement. La maison où il vit désormais seul est entourée d’un grand parc clos qu’il a confié aux soins d’un jardinier mutique nommé Marceau. Un viaduc de chemin de fer, désaffecté, surplombe le domaine.

Müller vit comme un moine en sa clôture. Il boit de la Chartreuse – beaucoup. Il ne voit personne, et s’en trouve très bien. Durant quelques temps, des sauteurs à l’élastique s’élancent du haut du viaduc, crient et gigotent, sont ensuite ramenés sur la terre ferme en barque. L’activité ludique cesse, au grand soulagement de Müller. Mais ces sauts dans le vide, encadrés et inoffensifs, n’étaient que le prélude à d’autres sauts : désormais, le viaduc est le lieu privilégié des suicides dans ce petit coin de campagne. Les désespérés sautent, et atterrissent dans le parc. Müller les appelle « ses morts ».

Mathieu Larnaudie rassemble ainsi l’évocation de la politique et les sauts dans le vide. Parce que le vide, dans Acharnement, est le motif suggéré, sous-jacent. Le vide, et le creux, comme les trous dans la terre que dessinent les corps des suicidés. Ces creux-là sont bientôt comblés, la nature reprend ses droits, les herbes se redressent, et il ne reste rien de l’empreinte des corps. Le vide et le creux du discours politique, en revanche, sont tenaces. Immuables.

Mathieu Larnaudie bâtit aussi son roman « en creux » : Müller revient largement, dans un récit majoritairement à la première personne, sur l’élaboration des discours qu’il a écrits pour Gonthier. Mais de ces discours, on ne sait rien. Le roman évite soigneusement – et avec un talent démoniaque – la moindre citation, le moindre exemple. Le lecteur n’est pas placé dans la situation de l’électeur recevant le discours. Le lecteur n’a accès qu’aux souvenirs et appréciations de Müller, souvenirs et appréciations extrêmement acides, d’une lucidité terrifiante. La parole politique est littéralement flinguée. Müller porte sur ses activités de plume un regard à ce point acéré que l’on en vient à comprendre pourquoi il s’est retiré du monde il y a quinze ans, et à se demander pourquoi il y est resté si longtemps. L’ « acharnement » auquel fait référence le titre est bien celui de Müller : au fin fond de sa campagne, entre les cuites à la Chartreuse et les soirées à regarder des séries télévisées policières, il s’obstine, et écrit des discours presque parfaits qu’aucun ministre ne prononcera.

« Je restais livré au calme de mon acharnement. Une impassible frénésie m’animait. Invariablement, continuellement, fiévreusement le plus souvent, machinalement parfois, dans mon bureau je consultais, prélevais, synthétisais, composais, rédigeais ; sur l’estrade de bois, les mains agrippées aux bords de mon pupitre, les mains voletant dans les airs, les mains tendues devant moi, les mains ouvertes et démonstratives, les poings fermés et volontaires, je prononçais les plus aboutis de mes discours ». (p. 73)

Mathieu Larnaudie adopte une écriture enroulée, faite de circonvolutions et d’incises, une écriture à l’opposé exact du discours politique qui, lui, se doit d’asséner petites phrases et éléments de langage attendus. Ce parfait décalage épouse également la situation du Müller-personnage et du Müller-narrateur : on perçoit, dans l’écriture-même, le dilemme et la distance. Le roman est bref, dense. Les situations absurdes de l’ancienne vie de Müller – lorsqu’il œuvrait dans les cabinets, sous les ors de la République – trouvent leur pendant trivial au fin fond de la campagne : c’est avec le même œil acerbe, et le même verbe amer, qu’il conte les dérangements causés par « ses morts » : une famille qui vient déposer des gerbes dans son jardin, sur les lieux du suicide de la grand-mère, par exemple. Le discours politique est lui aussi suicidaire, semble nous suggérer Larnaudie, si ce n’est déjà suicidé.

On reconnaît, de ci de-là, dans le roman, quelques figures de la vie politique de ces dernières années : Nadine Morano, Frédéric Lefebvre, Cécilia désormais Attias et les fils Sarkozy. Ils sont évoqués comme on exécute, dans une langue impressionnante, tranchante. Ainsi, la prise de pouvoir du président Aubeville :

«  L’assemblée éclata aussitôt en applaudissements ; on entendait crépiter les flashes, leurs lumières irradiant sur le pourpre du rideau et le visage du président, lequel resta encore quelques secondes immobile, gardant la pose. Puis il se dégagea du pupitre et se dirigea vers sa famille qui, tournée vers lui, l’attendait à quelques mètres de là. Il passa la main dans les cheveux du plus petit en l’embrassant sur le front, donna l’accolade à ses deux autres fils, que leur sourire stupide ne quitta pas. A sa femme que rien de déridait, toujours aussi impassible et fermée, comme en proie à un courroux rentré qui la brûlait de l’intérieur, il imposa un baiser au coin des lèvres ». (p. 162).

Le personnage du jardinier mutique devient allégorique dans les dernières pages. On attendait que la plume (Müller) se jette dans le vide. Mais une plume, lancée dans l’air, volète et se pose, tranquille. C’est bien Marceau qui prend sur lui, de façon énigmatique, le poids de la masse.

*

Un dernier extrait, représentatif à la fois du style et du propos, l’un et l’autre remarquables :

« La parole politique n’est jamais, sauf en de très rares exceptions, l’expression d’une singularité autonome. Dans la très grande majorité des cas, même lorsqu’elle semble spontanément jaillir de la bouche d’un individu unique – par exemple en réponse à la question précise et gênante d’un journaliste téméraire –, elle a été préalablement passée au tamis de maintes discussions, de maints avis, maints “experts”, maints “communicants”, maintes personnes qui, tour à tour, se la sont appropriée, l’ont transformée, l’ont arbitrée ; et la parole qu’énonce, en bout de chaîne pour ainsi dire, l’individu qui paraît en être l’auteur contient les sédiments de toutes ces étapes successives. La parole politique est toujours collégiale ; elle est innervée par l’ensemble des voix et des opinions par lesquelles elle a transité et qui l’ont façonnée ». (p. 160-161)