lundi 9 mars 2020

Toutes les histoires d’amour ont été racontées, sauf une de Tonino Benacquista

Tonino Benacquista, Toutes les histoires d’amour ont été racontées, sauf une, éd. Gallimard, 5 mars 2020, 212 pages.

On ne saurait dire s’il y a un héros dans ce roman, un personnage principal. Il y a un narrateur, certes, qui nous raconte la dérive de son ami Léo. Léo est-il le héros ? Oui et non. En fait, par lui, à travers lui, le lecteur a accès à quantité d’histoires, et autant, sinon plus, de personnages. Qui est Léo ? Un type sans ambition qui aime prendre des photos, et dont les clichés, soudain, se vendent. Ils servent à des publicités, on les retrouve sur des couvertures de livres… Léo vit de sa passion, parcourt le monde puis se fixe à Paris, car il a rencontré l’amour. N’était cette dent de sagesse qu’il faut absolument extraire, sa vie serait parfaite. Mais voilà Léo défiguré – la seringue du dentiste a ripé vers une artère, provoquant une paralysie – et perdu : son bon œil est fermé, il ne peut plus photographier. Il devient alors « l’otage de la chambre obscure ».

On se souvient du roman de Benacquista Saga, ce livre qui, en 1997, mettait en scène un staff de scénaristes de séries. Un des grands romans sur l’imaginaire en action. Dans Toutes les histoires d’amour ont été racontées, sauf une, Benacquista se penche sur ce qui est devenu le « phénomène » séries par d’autres biais. Léo est un spectateur. Dans sa chambre obscure, sa camara oscura à lui, c’est-à-dire un studio minuscule dont il a peint les murs en noir, il passe de longs mois à regarder tous les feuilletons possibles. Nous autres, lecteurs, voyons défiler des intrigues que nous connaissons ou reconnaissons, car les trames s’organisent plus ou moins selon des schémas invariables et récurrents. Parmi les thèmes que Benacquista choisit de développer dans les séries qu’il invente pour nous, on trouve les réunions d’un groupe dont les membres souffrent d’une addiction à l’alcool, la double-face d’un haut-financier, l’honneur perdu d’une jeune fille espagnole dans les temps historiques, la migration des âmes, la vie sans cesse recommencée d’une jeune femme qui chaque fois retombe dans les bras de l’homme qui va la rendre malheureuse… La fiction, dans les séries, s’attache aux trajectoires exemplaires, entendons par là qu’un destin se doit d’être bouclé au bout d’un parcours chaotique. C’est là, peu ou prou, le destin que l’auteur donne à Léo. Mais…

Mais, à bien y regarder, le héros du roman est en fait le héros d’une des séries que regarde Léo. Il s’appelle Harold, et il est romancier. C’est un type cynique, qui au long de sa trajectoire de personnage de série passe par diverses phases, et dont le destin se résout en bouclant sur lui-même. C’est lui qui a vécu, et qui va écrire, cette histoire d’amour qui n’a encore jamais été racontée. Harold s’immisce petit à petit dans le roman de Benacquista, jusqu’à en envahir tout le dernier pan. Dans cette histoire-là, qui est la véritable histoire enchâssée, le rôle du romancier est mis en avant.

Comme il a été dit plus haut, dans Toutes les histoires d’amour ont été racontées, sauf une, il y a un narrateur. C’est lui qui décide de la trajectoire du personnage de Léo – en l’incitant à vendre ses photographies, en lui présentant la jeune femme dont il tombera amoureux… – mais ce n’est sans doute pas dans ce narrateur qu’il faut aller débusquer la voix de Benacquista. Ni dans le personnage de Léo. Ni, même, dans celui d’Harold le romancier. Non, Benacquista parle par le truchement de Lena, cette femme qu’Harold a aimée, et qui meurt au premier épisode de la série dont le romancier est le héros. Les toutes dernières pages de Toutes les histoires d’amour ont été racontées, sauf une sont comme un manifeste raisonné et enflammé. Et c’est la voix de Léna que l’on entend. Qu’est-ce que la fiction ? Que dois-tu au lecteur, toi l’écrivain ?

« Tu règnes sur un peuple de rêveurs, Harold. La fiction nourrit nos rêves et la rêverie n’occupe-t-elle pas l’essentiel de notre vie ? Elle est notre refuge à la mélancolie, au doute, au renoncement. Nous passons bien plus de temps dans les nuages que sur la terre ferme. »

Voilà un discours qui rappelle les bases sur lesquelles s’est fondé le mouvement littéraire de la Nouvelle Fiction, dans le dernier quart du siècle dernier, un discours qui en reprend les grandes et les petites lignes. On ira relire avec profit les essais Eloge de la fiction de Marc Petit, Notre société de fiction de François Coupry, ainsi que tous les romans de Jean Claude Bologne, Hubert Haddad, Georges-Olivier Châteaureynaud, pour ne citer qu’eux.

Tonino Benacquista, dans Toutes les histoires d’amour ont été racontées, sauf une, ne nous livre pas un roman. Il nous montre, romanesquement, les pouvoirs de la fiction. Durant sa « retraite » dans la chambre obscure, Léo guérit de ses plaies, ressuscite ou tout comme, et retrouve un réel accueillant. Ce roman qui n’en est pas un n’est pas une démonstration, c’est une mise en équation des pouvoirs fictionnels. Et c’est bien avec la fiction que nous autres, spectateurs de séries et lecteurs de roman, nous vivons la plus belle des histoires d’amour, n’est-ce pas ?