Regards croisés
Un livre, deux lectures. En collaboration avec Virginie Neufville.
Stephen King, Docteur Sleep, traduit de l’anglais
(USA) par Nadine Gassie, Albin-Michel, novembre 2013, 592 pages.
On ne peut pas écrire un
chef d’œuvre par an. Stephen King, tout roi qu’il est, reste humain, c’est
humain. Heureusement. Après l’exceptionnel 22/11/63,
son Docteur Sleep semble fade. Mais
malgré ses longueurs et ses faiblesses, ce roman se laisse lire. Car ce qu’il
est advenu de Danny Torrance, le petit enfant de Shining, tout de même, les lecteurs fans voudraient bien le savoir.
Danny ? Il est devenu Dan, puis s’en retourne à ce « Doc » qui
était son surnom durant l’enfance. Dan est alcolo, un vrai de vrai. Hérédité,
quand tu nous tiens… Un alcolo qui cherche à sombrer, qui y parvient. Il faut
toucher le fond pour refaire surface. La prise de conscience que l’alcoolisme
est un vice qui conduit au délit et laisse faire le crime arrive trop tard. Un
enfant est mort, que Dan n’a pas su sauver. Sur cette mort originelle, Dan va
fonder sa rédemption.
Dans les romans de Stephen
King, la petite ville et les petites gens cachent le meilleur et le pire. Dans Docteur Sleep, la petite ville de
Frazier est bienveillante. Dan s’y arrête sur une intuition – une suggestion de
son « Don » : « (c’est
là, c’est le bon endroit). Aussi bon qu’un autre, pensa Dan » (p.73)
–, y trouve un emploi, un ami, et une planche de salut. Il fréquente les AA
(Alcooliques Anonymes), collectionne les jetons de présence aux réunions, est
embauché à l’hospice de la ville et aide les patients à « passer » en
douceur, d’où son surnom de Docteur Sleep. C’est un chat (Azzie, diminutif
d’Azraël) qui anticipe la mort des patients, en se couchant près d’eux à l’orée
de leur mort. On retrouve ici un motif exploité dans un épisode de Dr House – mais à rebours, la prescience
du chat, chez King, n’étant jamais remise en question (1).
Dan Torrance n’est pas le
héros de Docteur Sleep. L’héroïne,
c’est Abra, une fillette qui elle aussi a « le Don », puissamment.
Elle entre en communication avec Dan par l’intermédiaire d’un tableau noir, sur
lequel elle trace des messages à la craie, tout en se trouvant à des kilomètres
de distance. Là encore, on retrouve un motif exploité une fois déjà, au moins.
On pense à Sac d’os, autre roman de
King, où des messages apparaissent sur le réfrigérateur, à l’aide de magnets en
forme de lettres de l’alphabet. Abra est en danger. Des vampires la traquent. Ces
« vampires » ne se nourrissent pas de sang, mais de vapeur. De
vapeur ? Oui, celle qui s’exhale des corps torturés d’enfants. Plus le
« Don » est présent en eux, meilleure est la vapeur. Qui permettra
aux « vampires », une fois cette manne inhalée, de vivre pleinement
des mois, des années. Ces personnages de « vampires » sont une image
affadie du clown de Ça :
personne ne prend garde à eux, ils sont quelconques, passe-partout,
entretiennent leur image banale. Ils parcourent les États-Unis dans des
camping-cars, vêtus de tee-shirts et de pantacourts, coiffés de casquettes,
invisibles ou presque. Seule Rose Claque, avec son chapeau du même nom, de
traviole, et son véhicule exceptionnel, émerge de la horde. Le combat final
aura lieu contre elle.
Les terreurs d’enfance.
Voilà ce que King explore à nouveau dans Docteur
Sleep. Les terreurs, pas la simple peur. L’alcoolisme de Danny Torrance est
une malédiction ET une protection : « Les gueules de bois du matin
étaient mille fois préférables aux cauchemars toutes les nuits » (p. 221).
Abra, arrière-petite-fille de poétesse – le personnage de Chetta, vieille femme
attachante, est la vraie réussite du livre – est apparemment une enfant, puis
une adolescente innocente. Mais son « Don »,
et un arbre généalogique ignoré, en font une proie rêvée. Encore une fois,
comme souvent – chez King ou chez les plus grands tragédiens – la faute (la
tare) des pères (des aïeux) rejaillit sur la descendance. La terreur, dans ce
cas, est affaire aussi de pressentiment.
Et le Mal sauve le Bien.
Souvenons-nous : dans La Ligne verte,
John Coffey « absorbe » le mal de Mélinda Moores pour le recracher à
la face de Percy. Dan Torrance, dans Docteur
Sleep, va faire de même : « Penché en avant, les mains posées sur
le haut des cuisses, l’estomac bouillonnant comme du métal en fusion, [Dan]
exhala le dernier souffle de la vieille poétesse, celui qu’elle lui avait
généreusement offert dans un baiser d’agonie. De sa bouche jaillit une longue
volute de brume rose qui vira au rouge au contact de l’air » (P.548-549).
Il y a, dans l’œuvre de King, un optimisme qui vire à la foi aveugle : souvent
– presque toujours – se présente un Sauveur qui expie et rachète. Pas forcément
ses propres fautes. Pas forcément l’humanité entière. Mais un enfant. Une
ville. Et, petit pas après petit pas, épreuve après épreuve, le monde peut
poursuivre sa course.
Le monde, chez King – et
dans Docteur Sleep nous en avons une
manifestation presque tangible – est un carcan qu’il convient de
« retourner ». Dan Torrance, Abra et Rose Claque sont capables de
« renversement ». Chacun d’eux, et chacun à son tour, voit et pénètre
le réel par le corps et les yeux de l’autre, qu’il soit allié ou ennemi.
Peut-être que toute l’œuvre de Stephen King, même dans ses romans mineurs, est
une ode à ce renversement : le monde est hostile, les enfants sont en
danger, l’innocence est une proie et le grand prédateur, au fond, c’est nous.
Les autres et nous. Il y a, en filigrane, dans l’œuvre toujours en élaboration,
cette idée que l’amitié, la famille, le lien quelconque – offert, accepté, subi
– sont des remparts, parfois dérisoires, parfois efficaces. Les faibles sont aussi
les forts. Les méchants peuvent être vaincus. Qu’ils y viennent, nous hanter,
et ils verront ce qui les attend !
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Regards croisés sur le roman :
Sur le blog Fragments de lecture
l'article de Virginie Neufville sur Docteur Sleep
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Regards croisés sur le roman :
Sur le blog Fragments de lecture
l'article de Virginie Neufville sur Docteur Sleep
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Notes
(1)
Docteur House, Saison 5, épisode 18 : « Here Kitty », en français
« Un chat est un chat ». La chatte Debbie « annonce » les
morts imminentes, mais en fait elle est attirée sur les lits des patients
moribonds par la chaleur que dégage la couverture chauffante dont on les
enveloppe. Cet épisode est lui-même inspiré du chat Oscar, animal familier d’un
hôpital de Rhode Island et « star » des médias outre-Atlantique (voir
par exemple The New England Journal of Medicine). Stephen King parle volontiers du chat Oscar mais
jamais de l’épisode de Dr House.