lundi 6 janvier 2025

Bristol de Jean Echenoz

Jean Echenoz, Bristol, éd. de Minuit, janvier 2025, 208 p.


Bristol est un cinéaste d’avant-dernière zone qui se propose d’adapter un roman d’aventure nunuche publié par une multi-bestseller, laquelle lui impose comme actrice principale une jeune comédienne nommée à la scène Céleste Oppen. Bristol est un type un peu nonchalant, pusillanime. Voilà pour le fond du roman.
Encore que, on ne sait pas trop où il se situe, ce fond, ni même s’il y en a un. Une ronde de personnages évolue au fil des chapitres, de Paris à l’Afrique en passant par Nevers. Parmi eux se détachent Geneviève, qui a exercé cent métiers et qui, dans le roman, en exercera au moins trois, et Brubec, le chauffeur de l’écrivaine, qui lui aussi est polyvalent. Brubec et Bristol se prénomment tous deux Robert, et disons que Bristol est un peu l’aventure de Robert & Robert.
La scène d’ouverture promet une enquête policière : un homme nu tombe du cinquième étage de l’immeuble de Bristol, à l’instant même où le cinéaste sort de chez lui. Mais d’enquête policière il n’y en aura point, ou alors à peine effleurée et incarnée par un enquêteur tombant sous le charme de l’habitante du troisième étage, actrice en déclin sans jamais avoir atteint son zénith, désormais versée dans le bien-être façon yoga et présidente de l’association des locataires.
Bristol semble un texte un peu foutraque, mais ce n’est pas le cas. C’est un texte qui tourne rond – il suffit de tourner la dernière page pour s’apercevoir à quel point la boucle est bouclée. Bristol n’est pas le roman de l’itinéraire de Robert Bristol, il est plutôt celui de Céleste Oppen, pâle figure mais personnage central.
On retrouve, en surmultiplié, le savoir-faire de Jean Echenoz, et son détachement apparent de l’intrigue. Mais ce n’est pas pour cela qu’on l’aime, Echenoz. On l’aime pour son sens de la phrase, pour son écriture. De vocatifs en anacoluthes, il narre avec un talent fou une histoire sans importance, si ce n’est sans queue ni tête. La surprise ne naît pas d’une péripétie d’intrigue, elle surgit au détour d’une virgule. Et qu’un écrivain nous surprenne avec son écriture, c’est bien ce que l’on attend de la littérature.

Extrait :

« On peut supposer qu’après le départ de Brubec la solitude en voiture n’a plus la même saveur, gâtée par l’amertume des sympathies interrompues, on peut imaginer que le confort de la rue des Eaux commence à manquer à Bristol, on peut émettre encore diverses hypothèses, on peut aussi s’en foutre éperdument. Quoi qu’on décide à cet égard, toujours est-il que trente minutes plus tard Robert Bristol est en train de rouler sur l’autoroute A20 par laquelle, en principe, c’est quatre heures jusqu’à Paris.

Ça nous en prendra cinq car ça bouchonne à partir de Châteauroux. »



dimanche 24 novembre 2024

La Femme de ménage de Freida McFadden

Freida McFadden, La Femme de ménage, éd. J’ai lu, 2023.

Bon, comme tout le monde ou presque a lu ce roman, en France et dans le monde, je me suis lancée. Le bouquin est classé dans la catégorie thriller psychologique, et j’avoue, ce n’est pas vraiment mon truc. Mais je l’ai lu, pour voir.

Pour voir, et la dernière page de l’épilogue tournée, on devine parfaitement les raisons de ce succès. Page turner. Intrigue qui bascule au premier tiers. Renversement total de situation. Changement de narratrice. Oui, parce que, quand même, il faut bien le dire, on vise un public féminin, à l’évidence. Heureusement que je me suis obstinée dans ma lecture, j’ai failli tout laisser tomber avant le basculement. La première partie est basée sur des clichés terribles, la petite bonne embauchée par le couple hyper-riche, le mari qui tombe amoureux de la petite bonne et qui, du jour au lendemain, fout sa femme à la porte… 

Reprenons. Une jeune fille en conditionnelle – elle était en prison depuis l’âge de 17 ans, et nous n’apprendrons que très tard pourquoi elle a été incarcérée – est embauchée, donc, par une famille aisée en tant que femme de ménage. On lui octroie même une chambre dans la maison, un petit cagibi vaguement aménagé, mais enfin, c’est toujours mieux que de dormir dans sa voiture. Le couple est mal assorti : lui est splendide, gentil, prévenant ; elle se laisse aller, se néglige, a un comportement de folle furieuse. Lui est très amoureux de sa femme, ce qui semble incompréhensible à la femme de ménage. Le couple a une fille qui paraît tout droit sortie du Village des damnés, une petite blonde pâle aux yeux bleus presque translucides, vêtue de robes pastel aux cols de dentelle. Idylle entre la femme de ménage et l’homme de la maison, donc. Elle émerveillée qu’un type si beau et si riche s’intéresse à elle, lui transformé en amoureux transi, etc. C’est là que j’ai commencé à craquer et envisagé de laisser tomber ma lecture.

Et puis tout à coup, c’est l’épouse que l’on entend, à la première personne. Et là, paf !, tout bascule. Bon, je n’en dirai pas plus. De toute façon, il y a de fortes chances que vous ayez déjà lu le roman, puisque tout le monde ou presque l’a lu. Il paraît qu’il va être adapté en série.

Bonne idée, la série. On pourrait presque penser qu’il a été rédigé pour cela, d’ailleurs, ce bouquin. Je dis rédigé et pas « écrit », parce que franchement, ce n’est pas écrit, ou alors à la truelle. N’allez pas chercher du style, des métaphores, des effets discrets. L’ « écriture », ici, c’est du lourd, du brutal. Adaptation en série, donc. Je me répète, c’est fait pour ça. L’intrigue lorgne vers un des aspects de Big Little Lies, la construction rappelle, entre autres, celle du film Gone Girl. On imagine aisément ce que pourrait donner à l’écran la belle maison américaine, le beau jardinier italien, l’épouse négligée qui se métamorphose lorsque son calvaire est achevé, le regard glacial de l’époux aux deux visages, etc. On imagine aisément parce que, justement, on a déjà les images en tête, vues dans nombre de séries. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : Big Little Lies est une très bonne série – peut-être en partie parce que les cinq actrices principales sont vraiment très bien, et très bien dirigées – et Gone Girl un film génial. 

Le thème ? Allez, je peux au moins l’effleurer : l’époux est un monstre pervers, un tortionnaire dégueulasse. Image fabriquée, sans beaucoup de psychologie pour un thriller psychologique. Je ne sais même pas s’il y a une morale dans l’histoire, un positionnement du genre : les hommes riches sont pervers, les filles qui sortent de prison vont sauver les pauvres épouses riches et  maltraitées. 

Bref, La Femme de ménage est un roman efficace, une sorte de produit rédactionnel – je n’ose écrire littéraire – qui gagnera à être adapté en série. D’autant plus que, si j’ai bien compris, trois tomes avec la même héroïne sont déjà parus, ce qui nous promet trois saisons à l’écran. 


mardi 8 octobre 2024

Regards croisés (47) – Conque de Perrine Tripier

Regards croisés

Un livre, deux lectures – avec Virginie Neufville


Perrine Tripier, Conque, éd. Gallimard, août 2024, 208 p.

 

Voilà un roman qui ne ressemble à aucun autre dans cette rentrée littéraire. Un texte relativement court, qui lorgne vers le conte, et dont le propos est plus politique que magique. Magique, ou singulier, il l’est par exemple par le choix des noms des personnages : Perrine Tripier invente une onomastique poétique, surprenante, qui s’accorde avec la recherche poétique de sa phrase. Politique, il l’est assurément par le propos même de l’intrigue qui renvoie à la post-vérité, à l’arrangement du roman national, à la nécessité pour l’autocrate d’asseoir et consolider son pouvoir sur une légende dorée indiscutable scientifiquement. Conque est un roman surprenant. 

Nous sommes dans un pays indéterminé, bordé par la mer. Nous sommes dans une époque moderne, où l’on consulte des applications de rencontres sur des téléphones portables, mais une époque floue où l’Empereur s’habille de peaux de bêtes et tresse sa barbe rouge de fils d’ors. Le palais et une villa de prestige ne sont que marbre, bassins sertis de pierres précieuses, serviteurs vêtus de lamé. Un empire d’opérette et de boursouflures, dont le décor pourrait évoquer Paul Grimault ou Christian Bérard.

Le personnage principal, Martabée, historienne, se voit confier la tâche de diriger les fouilles d’un chantier archéologique : on vient de découvrir les vestiges de la civilisation morgonde, dont on ne sait rien ou presque, il n’en restait jusqu’à présent que des bribes de légendes dans des berceuses. Le chantier met à jour des corps de guerriers ensevelis entre les carcasses polies de baleines, et les fondations d’habitations de bonne tenue. L’Empereur voit dans cette découverte l’opportunité de redonner une unité civilisationnelle et culturelle prestigieuse à son pays, et de souder son peuple autour d’une histoire solide et attestée scientifiquement par les fouilles. Les Morgondes étaient des marins et des guerriers, des gens braves et puissants, courageux. Ils étaient aussi, déduit-on par les entrelacs compliqués et recherchés des sculptures excavées, des artistes aboutis.

Tandis que Martabée imagine la vie raffinée que menaient les Morgondes dix siècles en arrière et que l’Empereur se retrouve entièrement dans cette civilisation et s’en décrète l’héritier et l’incarnation, les fouilles continuent. Les bulletins officiels transmis à la population font état de l’avancée des travaux et insistent sur l’éclat et la force des Morgondes, ancêtres du pays. Les fouilles continuent, donc, et l’on découvre, sous un dôme scellé, un secret bien difficile à intégrer à la légende à présent installée et distillée parmi le peuple. On ne dira rien ici de ce secret abominable, qui est le nœud du roman.

Perrine Tripier pose ainsi la question de l’élaboration du roman national, et de l’assise d’une autocratie. Martabée accepte d’intégrer à ses comptes-rendus scientifiques des phrases entières soufflées par l’empereur. Tout d’abord par reconnaissance pour la vie qu’il lui offre – une villa incroyable, des robes magnifiques, et surtout un statut social inimaginable pour une universitaire issue d’une famille paysanne. Ensuite, après la découverte de ce qu’abrite le dôme, Martabée prend conscience du pouvoir impérial, ses yeux sont dessillés. 

L’écriture de Perrine Tripier épouse les contours du paysage et de l’intrigue. La mer est omniprésente, son bruit, son odeur, et ses profondeurs. Tout est tissé d’algues, de filaments comme autant de reflets sur les vagues. Je n’avais pas lu d’écriture aussi océanique, allant fouiller au plus profond du symbolisme des mers, depuis Mandiargues, je crois. Un exemple de cette prose incroyable : « C’était à présent une haute salle de réception où s’entrecroisaient des piliers fins, émeraude veinés d’or, constellés d’éclats blancs. On aurait dit des cascades qui auraient ruisselé le long des murs. Des lustres énormes pendaient de la voûte, comme des bans de poissons argentés, qui cliquetaient au moindre souffle. […] Au bout se dressait un siège monumental, d’ivoire éblouissant, avec en son creux la rouge flamboyance de l’Empereur, comme un coquillage sanglant. » Ce contraste entre les fouilles archéologiques – fouiller sous la terre – et l’omniprésence de la mer, dans l’écriture et le décor, participe à l’atmosphère de conte, et amplifie le vertige entre la légende et la réalité historique, validée scientifiquement. Entre la représentation impériale et ses pompes, et la réalité d’un pouvoir autocrate. 

Conque est un roman de réflexion sur le pouvoir qui, sous des aspects parfaitement symbolistes, pose des questions contemporaines sur le sort des femmes, l’influence du politique sur le scientifique, la fascination autocratique, et bien d’autres encore. 

Lire l'article de Virginie Neufville 

 


mardi 24 septembre 2024

MANIAC de Benjamín Labatut

Benjamín Labatut, MANIAC, traduction de David Fauquemberg, éd. Grasset, septembre 2024, 448 p. 

L’intelligence artificielle est aujourd’hui entrée dans nos vies. Elle nous aide dans notre profession ou dans nos études, et nous sauve par, entre autres, l’exploration des big data appliquée à la recherche médicale. Elle fait peur et éblouit, pétrifie et enchante. Nous en attendons beaucoup, et nous demandons si nous allons garder notre préséance humaine. Benjamín Labatut se penche sur la genèse de l’intelligence artificielle, en explorant les vies et démarches de deux génies scientifiques du XXe siècle, et en pénétrant le fonctionnement d’une machine mise au point au XXIe siècle. L’ensemble donne une histoire de la pensée physique et mathématique, une fresque historique, et un magnifique ouvrage au souffle romanesque indéniable.  

MANIAC, titre énigmatique, renvoie au nom d’une machine mise au point par Johnny von Neumann et Julian Bigelow, aux USA, immédiatement après la fin de la deuxième guerre mondiale : Mathematical Analyzer, Numerical Integrator and Computer. 

Lire l'article sur La Règle du Jeu

lundi 23 septembre 2024

Malville d’Emmanuel Ruben

Emmanuel Ruben, Malville, éd. Stock, août 2024, 265 p. 

En 1972, Robert Merle publiait un roman post-apocalyptique intitulé Malvil, et ce nom-là a résonné étrangement lorsque quelques années plus tard a commencé la construction de Superphénix à Creys-Malville, dans l’Isère. Emmanuel Ruben, enfant de Morestel, tout près de la centrale, imagine un roman lui aussi post-apocalyptique, mais sans les développements que l’on pourrait attendre. Il ne s’agit pas d’imaginer les conséquences d’un accident nucléaire, mais au contraire, ici, de remonter le temps, jusqu’à l’enfance, sur les bords du Rhône.

On voit bien d’où peut provenir l’idée première de ce roman : la rédaction en a commencé lors du confinement, alors que l’auteur résidait sur les bords de Loire. Il donne à son narrateur et double habituel, Samuel Vidouble, la même situation, mais au lieu de s’intéresser à un virus, sa plume revient sur les lieux de son enfance. Il nous livre ainsi un roman d’apprentissage, oscillant entre jours heureux et angoisse de la pré-adolescence.

Sam habite donc à Mortesel (on reconnaît l’anagramme de Morestel), cité médiévale amplifiée par la construction de la centrale et la main d’œuvre indispensable à son fonctionnement, en zone pavillonnaire péri-urbaine pour loger le personnel d’EDF. Des pavillons alignés, tous bâtis sur le même modèle, comme ceux qui ont surgi dans les villages isérois à cette période, à Saint-Quentin Fallavier, par exemple, pour accueillir les travailleurs de la raffinerie Total. Sam va au collège et au lycée, avec tous les « enfants de la centrale ». Il ne s’y trouve pas très bien, se fait souvent charrier, craint que l’on découvre sa judéité. Le garçon est un peu obnubilé par sa circoncision. La mère et le père s’engueulent souvent, le père fait les trois huit, la vie n’est pas forcément harmonieuse. Sam est un rêveur de cartes et de fleuves. Un romancier en puissance qui invente un pays et sa géographie, la Zyntarie, histoire que Ruben a déjà évoquée dans son essai L’Archipel de l’écriture et sur lequel il revient en situation. L’enfance de Sam, c’est inventer un monde, prendre des cours d’équitation pour retrouver son copain Tom, puis abandonner le cheval et choisir le vélo. Emmanuel Ruben est un cycliste, un géographe et un romancier, on peut mettre les termes dans l’ordre que l’on veut… 

Sam est amoureux, comme tous les garçons de Mortesel, de la belle Astrid, qui porte le même nom que la centrale que l’on construira sur le site démantelé de Creys-Malville, et qui provoque la catastrophe obligeant au confinement de 2036. Sam est fasciné par la centrale où travaille son père, dont l’enceinte est bien évidemment interdite. Mais Sam voudrait bien séduire la belle Astrid, et pour cela il adopte ses positions politiques, et participe à des manifestations anti-nucléaires. Prend part, même, à une entreprise de dégradation avec quelques copains, qui finira en naufrage et en aventure merveilleuse sur une île du Rhône où l’on vit nu et sans entrave – pour quelques heures.

Plus que la centrale, c’est le fleuve Rhône qui est le motif principal de ce roman. Le Rhône qui, dans ses boucles, peut couler à contre-courant. Le Rhône impétueux et fascinant, avec ses couleurs changeantes et son odeur de vase, libre et dangereux. Rassemblant sa propre situation d’auteur confiné sur les bords de Loire et celle de son personnage Sam coincé au même endroit, Emmanuel Ruben remonte le cours des fleuves et de sa mémoire pour faire revivre son enfance. Quant à la situation de 2036, il imagine que la France est gouvernée par une présidente d’extrême droite et que la Bretagne a fait sécession. Il suffirait à Sam Vidouble de traverser la Loire pour se retrouver en « zone libre ». Mais prendra-t-il le risque de sortir de sa cave et d’affronter les radiations ? Ou restera-t-il terré à relire indéfiniment les romans d’aventure de son enfance ? 

Malville est un roman nostalgique, économique, politique et social. Le style clair et limpide d’Emmanuel Ruben parvient à rendre palpables les espoirs et angoisses de l’enfance. Malville est aussi, on l’aura compris, un roman sur les risques nucléaires, le traumatisme de Tchernobyl et ses cicatrices, et une interrogation sur l’avenir de nos sources d’énergie. 


jeudi 19 septembre 2024

Le Déluge de Stephen Markley

Stephen Markley, Le Déluge, traduit de l’américain par Charles Recoursé, éd. Albin Michel, coll. Terres d’Amérique, août 2024, 1040 p.

On connaît le courant de la littérature post-apocalyptique qui tient de la littérature de l’imaginaire. Avec Le Déluge, Stephen Markley se situe dans la littérature pré-apocalyptique, et nous ne sommes pas dans le domaine de l’imagination, mais plutôt dans le prolongement d’une situation parfaitement contemporaine. Il m’a fallu trois semaines pour lire ce roman, et pendant le temps de ma lecture, les images d’actualité m’ont apporté des scènes d’incendies dévastant forêts et habitations, d’inondations provoquant morts et déplacés. Dans Le Déluge, Markley prend à bras-le-corps le réchauffement climatique, et poursuit la courbe de ce à quoi nous assistons et avons la preuve chaque jour.

Le roman débute en 2013 pour s’achever en 2039 et légèrement au-delà, par prospective. Le déroulé des faits est chronologique, décliné selon plusieurs personnages que l’on retrouve au centre de chapitres envisageant la catastrophe à venir selon plusieurs angles : scientifique, politique, économique, terroriste, social, familial. Le réchauffement climatique influe sur les comportements de groupes, et les groupes sont formés d’individualités. La force narrative de ce roman est de donner vie et chair à des personnages éminemment crédibles tant du point de vue psychologique que social. Parmi ces personnages centraux se détachent les figures de l’activiste Kate et de son compagnon Matt, de Tony le scientifique et de sa fille Holly, de Jackie la communicante et de son éphémère amant acteur hollywoodien devenu charismatique candidat à la présidence sous le signe du messianisme et de la défense de l’industrie carbonée. Ajoutons à cette galerie de personnages un spécialiste de la modélisation prédictive, un junkie paumé et une éco-terroriste capable de passer sous tous les radars d’un monde où le numérique traque chaque citoyen. 

Le roman est américain, tout à fait américain. C’est-à-dire qu’il envisage avant tout le réchauffement climatique à l’aune des Etats-Unis, que ce soit du point de vue politique ou comportemental. Les presque trois décennies déclinées dans la diégèse sont rythmées par les paliers de l’élection présidentielle. Markley évoque les revirements saisissants d’une gouvernance démocrate conduisant au fascisme. Dans une scène hallucinante, terriblement réaliste, voire naturaliste, on assiste à l’assaut des forces de l’ordre régulières contre des centaines de citoyens américains. C’est que les enjeux sont si importants, et la situation à ce point non-maîtrisée, que tous les points fixes de la démocratie sont déboulonnés. Car la progression irrémédiable du dérèglement climatique produit des événements en chaîne : montée des océans, salinisation des terres cultivables, famine, chômage, effondrement du marché immobilier en zones inondables – dont, en premier lieu, la Floride –, migrations, terrorisme. Dans des temps déréglés et incompréhensibles malgré les avertissements, études scientifiques et conscientisation citoyenne, c’est l’idée même de démocratie qui est vouée à l’extinction. 

Le Déluge de Stephen Markley est un roman monumental et grave, par son poids – à la fois celui de ses plus de mille pages et celui de son sujet. Un roman qui est une sorte d’opéra terrestre, comme on parle de space opera. Un condensé paradoxalement large de nos quelques certitudes climatiques actuelles et de projections parfaitement réalistes et catastrophiques. Ce roman est un choc. Dans un épisode terrifiant de réalisme, on voit une famille barricadée dans sa maison, vitres calfeutrées et volets fermés, attendant l’ouragan annoncé. On est loin des fleuves et des mers, on se croit à l’abri. On joue à un jeu de société en attendant que ça passe. Mais les eaux montent, là où c’était impensable. Une marche après l’autre, dans la maison, on est submergé. On trouve un marteau pour fracasser le toit, et s’y réfugier. On n’y croit pas. Et pourtant, c’est là. On guette l’hélicoptère et son treuillage salvateur. 

Il est toujours plus tard qu’on ne le croit, semble nous dire Stephen Markley. La conduite du récit est chronologique et spiralée, saisissante de maîtrise, laissant apparaître peu à peu les liens entre les personnages principaux. Courez lire Le Déluge. Pour frissonner, réfléchir, penser la politique en d’autres termes… Mais courez lire Le Déluge, avant tout, pour savourer un grand roman d’une ampleur romanesque intense. 


vendredi 30 août 2024

Medusa d’Isabelle Sorente

Isabelle Sorente, Medusa, éd. JC Lattès, 21 août 2024, 405 p.


Une jeune femme meurt, à vingt ans, dans les bras de son amant. Il ne l’a pas tuée intentionnellement, mais la mort survenue durant un acte d’amour avec strangulation volontaire fait de lui son meurtrier. C’est ce que Liam et Béatrix, le frère et la meilleure amie de la jeune morte, pensent. Les parents, bien entendu, sont effondrés. Medusa est aussi le roman du deuil et de la reconstruction. Mais… mais tout est dans ce « aussi ». On connaît Isabelle Sorente. Elle est une autrice sensible qui pousse ses personnages au-delà de la sociologie et ses histoires au-delà de la contemporanéité. Sorente est une exploratrice. Dans Medusa, elle poursuit une réflexion philosophique, mystique et ontologique sur la généalogie des femmes, et sur la pérennité de leur sort. Ici, Sorente se penche sur les monstres.

Lire l'article sur La Règle du Jeu 

vendredi 28 juin 2024

Autre chose – Le Troiacord II – de Miquel de Palol

Miquel de Palol, Autre chose (Una altra cosa, 2001), traduit du catalan par François-Michel Durazzo, éd. Zulma, coll. Z/a, 20 juin 2024, 368 p.


Voici donc le deuxième tome du cycle du Troiacord du catalan Miquel de Palol. Rappelons que dans le premier tome, intitulé Trois pas vers le sud, nous assistions à la mise en place d’un sosie dans les sphères du pouvoir financier. Dans Autre chose, nous changeons – apparemment – de prisme, et nous suivons les aventures de Jaume Camus, étudiant en fin d’étude à qui l’on confie la mission de faire des recherches sur le Jeu de la Fragmentation, qui était en vogue dans les sociétés secrètes des XVIIIe et XIXe siècles. Avec pour seuls viatiques une bourse universitaire et quelques numéros de téléphone, Jaume va écumer quelques bibliothèques européennes, et notamment celle du Vatican. Il découvre un spectaculaire jeu d’échecs tridimensionnel, de forme cubique. 

Tout cela a des airs d’aventures d’Indiana Jones – en plus bavard – et du Pendule de Foucault d’Umberto Eco – en moins ironique. Mais… n’oublions pas que nous sommes dans un cycle, dans une somme, et qu’il ne s’agit là que du deuxième épisode. Avouons-le : c’est compliqué. Par compliqué à suivre, la narration est fluide, mais compliqué à comprendre. Ou plutôt, complexe. Comme une strate supplémentaire au plateau cubique du château d’échecs du Vatican, un arbre généalogique évolue au gré des pages, et au lieu d’apporter des clarifications, il complexifie la quête. La lecture d’Autre chose est réellement hypnotique, le lecteur a l’impression d’être pris dans le vortex d’un entonnoir à la fois fictionnel et historique. Les décors ajoutent au vertige : l’éléphant fiché dans l’obélisque de la piazza Minerva à Rome est un point fixe autour duquel s’enroule le temps fictionnel : Jaume s’y fait renverser par une moto et dérober un livre, quand quelques temps plus tard un personnage lui raconte la même histoire arrivée des années en arrière ; Jaume veut répéter la scène sous l’éléphant, et elle se déroule encore, en léger décalage. C’est, d’une certaine façon, la même mise en abyme que dans le tome précédent, lorsqu’un personnage regarde un personnage regarder une vidéo de son sosie. Quelque chose qui s’explique, là encore d’une certaine façon, par la découverte du château d’échecs dans les caves du Vatican. On ne joue pas sur le plan, sur la surface, on joue en 3D. 

Le lecteur est donc tranquillement – l’adverbe est un clin d’œil – installé dans sa lecture, se demandant à quoi va aboutir la recherche – la quête – de Jaume qui parcourt l’Europe avec en poche trois cartes de crédit d’argent magique, lorsque tout à coup, tadaaam !, page 307 la narration se retourne, et avec elle, comme un gant, tout l’édifice de Trois pas vers le sud, le tome I. Elle se retourne comme un gant et, paradoxalement, remet le lecteur sur ses pieds. Car, en fin de compte, de quoi s’agit-il, au juste ? De comprendre ce qu’est ce Troiacord. Un objet ? Une idée ? Un traquenard ? Une arme financière ? 

On connaît l’adage : le roman policier le plus abouti est celui dans lequel l’enquêteur est l’assassin, et l’ignore. L’exemple le plus spectaculaire est sans doute Falling Angel de William Hjortsberg. Dans Autre chose, le retournement du gant est focalisé avant tout sur le statut du personnage de Jaume, enquêteur comprenant qu’il fait partie du Jeu de la fragmentation sur lequel il enquête. Disons que nous sommes dans la troisième dimension. Troisième dimension qui prend réellement forme lorsque le lecteur va sur le site des éditions Zulma et télécharge le patron d’un polyèdre, l’assemble, et se rend compte que les chapitres du roman – et ceux du roman précédent – commencent tous par deux phrases assemblées à l’intersection des sommets de la figure. Oui, je sais, c’est complexe. Et fascinant. 

Disons que c’est un jeu, qui se joue entre l’auteur et son texte, l’auteur et son lecteur, le texte et son traducteur, le lecteur et le texte, le tome I et le tome II, on peut tracer toutes les bijections que l’on veut, sur un plan ou sur trois dimensions. Pour ma part, je suis persuadée que, comme l’église proustienne, le Jeu de la Fragmentation est un jeu sur le temps, la quatrième dimension, donc. Et le Troiacord le moyen de se jouer du temps. 

Aucune date n’est encore annoncée pour la publication du tome III, intitulé Les Ailes égyptiennes. Je l’attends avec la même impatience que l’on attend la diffusion de la troisième saison d’une série addictive. 


lundi 10 juin 2024

Trois pas vers le sud – Le Troiacord 1 – de Miquel de Palol

Miquel de Palol, Trois pas vers le sud – Le Troiacord 1, traduit du catalan par François-Michel Durazzo, éd. Zulma, coll. Z/a, avril 2024, 432 p.

Voici la première partie d’un roman de plusieurs tomes, une espèce d’œuvre-monstre d’un auteur non moins monstre. Miquel de Palol a publié plus de soixante livres, dont certains ont été traduits en français par François-Michel Durazzo et publiés chez Zulma. Des romans polyphoniques, labyrinthiques, aux intrigues intriquées, qui demandent au lecteur une grande agilité d’esprit et un souffle au moins égal à celui de l’auteur. Palol est, sans aucun doute, un des maîtres de la fiction contemporaine.

Pour ce qui concerne les traductions en français, nous disposons de deux romans – Le Jardin des sept crépuscules et Le Testament d’Alceste – qui nécessitaient une pagination particulière car les récits enchâssés devaient être immédiatement identifiables. Rien de tel dans Trois pas vers le sud, dont l’action est linéaire. Enfin, apparemment linéaire. Le pitch est imparable : un homme meurt dans un guet-apens. Sa présence est indispensable pour finaliser des tractations financières importantes, dans les sphères du pouvoir économique. Que faire ? Lui trouver un double. Non pas un sosie, mais un double véritable, que l’on va modeler à coups de seringues injectant une substance d’effacement de la personnalité première, de visionnages de vidéo du modèle, d’exercices pratiques, notamment sexuels. On récupère en prison un certain Damià, un criminel passablement dangereux, que l’on façonne en quelques semaines. Et ça marche.

Le dispositif narratif est élaboré de telle sorte que le lecteur est parfois perdu comme peut l’être Damià, et souvent remis sur les rails grâce à Max, le narrateur et voyeur de l’histoire. Il s’agit, là aussi, comme dans les deux romans traduits en français, de mise en abyme, mais plus visuelle que textuelle. Ou, pour le dire autrement, plus narrative que structurelle. Dans une scène particulièrement réussie, on voit Max regarder en caméra cachée Damià qui regarde une vidéo dans laquelle on le voit regarder une vidéo de l’homme dont il doit prendre la place et adopter le rôle. C’est, à proprement parler, vertigineux. Piranésien, ou à peu près. Eschérien. C’est aussi, à n’en pas douter, géométrique. Les premières pages du roman, sous couvert de description minutieuse d’un quartier, tracent des lignes sur un plan. La notion de vertige est renforcée par la multitude des personnages, qui apparaissent comme étant connus a priori alors que le lecteur les découvre et que Damià tente de les identifier à partir des éléments qui lui ont été donnés. 

On fait ingurgiter à Damià, durant les quelques jours de sa préparation, une quantité phénoménale d’œuvres littéraires, philosophiques, historiques. Il faut dire que Damià ne doit pas seulement endosser la stature du mort, mais aussi sa culture, ses réparties, sa manière de penser et de se conduire en société. Et la société qu’il fréquente est à la fois vaine – on se croit parfois dans un film de Ruben Östlund – et hyper pointue sur les références musicales, culturelles, conceptuelles. On assiste à des joutes sur la différence entre les personnages de Julien Sorel et de Frédéric Moreau, sur ce que Mozart doit à Bach… Damià, aidé par les injections d’effacement de sa propre mémoire, se fond dans le moule et tire son épingle du jeu. Il devient un autre.

On l’aura compris, le cœur de ce roman est l’exploration de la figure du double, du Doppelgänger. Le tout sur fond de réflexion sur la persistance, ou non, de la mémoire. Miquel de Palol parvient à enchevêtrer, dans une narration linéaire, à la fois l’intime et le socio-économico-politique de la société contemporaine. On est en limite de réflexion sur le pouvoir, sous toutes ses formes. Un tour de force. On est aussi en terrain homérique, comme le suggère le titre et le laisse entendre l’épigraphe. Ce qui se déroule au fil des pages, c’est une guerre, sur fond de fusion-acquisition et de recherche et développement. Une guerre qui a pour but de lever des fonds pour finaliser le projet Troiacord, dont on ne dira ici que le strict minimum : « recueillir l’énième terme d’une séquence, en obviant au fardeau de l’indétermination de l’énième plus un. » Oh, dit ainsi, c’est obscur, et même nébuleux pour le commun des lecteurs – dont je suis. Mais on induit toutes les conséquences d’un tel dispositif, qu’elles se situent au plan de l’humain, du macro-économique ou du politique. Quelque chose entre le pouvoir des algorithmes et la physique quantique appliquée au quotidien. 

L’idée de base de Trois pas vers le sud est séduisante, d’autant plus qu’elle n’est dévoilée que dans les toutes dernières pages du roman. Ce n’est qu’a posteriori que l’on comprend l’ampleur du propos, et notamment le traitement que subit Damià. Le tome 2 du Troiacord, intitulé Autre chose, paraîtra chez Zulma le 20 juin prochain, et l’on attend avec impatience de pouvoir s’y plonger. 

 



mardi 4 juin 2024

Zephyr, Alabama de Robert McCammon

Robert McCammon, Zephyr, Alabama (Boy’s life), 1991, nouvelle traduction française de l’américain par Stéphane Carn avec la participation de Hélène Charrier, éd. Monsieur Toussaint Louverture, collection Les Grands Animaux, mai 2024.

Le monde vu par un enfant de 12 ans dans l’Amérique du début des années 60. Nous voilà en terrain connu. Quelle que soit la période envisagée, l’enfant, le pré-adolescent, est un personnage merveilleux. Par ses yeux, les cinéastes et les écrivains font revivre leur propre enfance, puisent au cœur de la pop-culture, et nous transportent, nous, lecteurs, dans un univers enfoui en chacun de nous, et que nous croyions dépassé, voire oublié. Les vélos, les petits caïds que ne s’en prennent qu’à plus faibles qu’eux, les parents et leurs faiblesses découvertes, l’irruption de la violence, et, puisque nous sommes aux USA, l’importance du base-ball et la ségrégation toujours en vigueur. Ce schéma rapide renvoie, d’emblée, à des œuvres que nous avons tous lues ou vues : E.T, Stand by me, Stanger things, pour ne citer que ce qui me vient à l’esprit au fil du clavier. Des œuvres où la voix est donnée aux petits garçons. Fragiles, heureux, insouciants, jusqu’à ce que quelque chose d’extraordinaire vienne déchirer le voile de l’innocence. 

Zephyr, Alabama ne déroge pas à la règle de ces romans modernes d’apprentissage. D’où vient la grâce de ce texte ? Car il est nettement au-dessus de tout ce que j’ai lu dans le genre jusqu’à aujourd’hui. Elle naît, peut-être, justement, du genre, du savant et juste dosage du mélange des genres. Dans ce roman, on trouve pêle-mêle un peu de vaudou, un tricératops, des gangsters, un criminel nazi, un ange aux yeux bleus marié à un sale jeune type, un vélo plus ou moins magique, un monstre des grands fonds, une balle de baseball lancée par un gringalet, et qui monte si haut que jamais elle ne redescend. Le tout mis en place dans un texte en quatre parties qui suivent les quatre saisons de l’année 1964, sur fond de musique des Beach Boys.

Cory a douze ans, trois copains, une mère bonne pâtissière et un père livreur de bouteilles de lait. C’est en l’accompagnant, un matin, très tôt, dans sa tournée, qu’il voit tomber une voiture dans le lac de Zéphyr. Le père plonge pour sauver le conducteur prisonnier de la voiture, mais l’homme est enchaîné au volant, il est nu et mort, étranglé par ce qui ressemble à une corde de piano. Ne pas avoir pu sauver cet homme déjà mort mine le père, qui se met à déprimer. Qui a bien pu commettre un tel crime ? Et qui est ce mort ? L’énigme n’est pas résolue. Le tatouage qu’il porte – un crâne ailé – n’aide pas à son identification. Il faudra quatre saisons, la mort et la résurrection d’un chien, les leçons de piano imposées à un copain de Cory, une plume de perroquet et l’art divinatoire d’une très vieille dame noire pour défaire tous les fils de cette histoire. Parallèlement à cela, on assiste à l’émergence des supermarchés qui bousculent le quotidien du livreur de bouteilles de lait, et à la naissance de la vocation d’écrivain de Cory.

Voilà un roman merveilleux, qui joue à la fois sur la nostalgie d’une époque et la permanence de motifs romanesques. L’histoire d’un petit garçon qui sort du confort de l’enfance, qui passe des épreuves et grandit en résolvant un crime. Un petit garçon qui deviendra écrivain. A lire absolument.

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 NB : On ne cessera jamais de louer la ligne éditoriale des éditions Monsieur Toussaint Louverture, et le soin apporté à chaque publication. Ici, dans ce roman publié dans la belle collection des Grands Animaux, un couverture noire ornée d’un dessin décalé, sous une jaquette représentant un ciel vert étoilé. Il faut tout lire, jusqu’au bout, jusqu’au bout de l’achevé d’imprimer, et ne pas rater la quatrième de la jaquette, avec le clin d’œil à Stephen King.