René Belletto, Jean-Sébastien Bach, éd. P.O.L, décembre 2023, 112 p.
En cette fin 2023, après des années de silence, René Belletto nous revient avec un livre sur Jean-Sébastien Bach. Un livre essentiel pour lui, il fallait qu’il écrive sur cet homme qu’il vénère ; essentiel pour son œuvre, parce qu’il adopte une forme différente de la monumentale biographie sur Dickens ; essentiel pour ses lecteurs, et ils sont nombreux, parce qu’il vient cinq ans après la parution de son dernier roman Être, et cinq ans, c’est long. Que nous dit-il, Belletto, de Bach ? Qu’il l’aime. Mais, bien sûr, il ne le dit pas ainsi. Et, en filigrane, mais pas tant que cela, au fond, il nous parle de lui, René Belletto, de son œuvre et de sa trajectoire. Regardons le dernier chapitre, intitulé « Jean-Sébastien Bach », qui se termine ainsi : « accomplissant pleinement et harmonieusement […] son union terrestre et son union céleste, [Bach] réunit la terre et le ciel ». Les lecteurs fidèles auront reconnu dans cette chute une allusion au roman Sur la terre comme au ciel. Regardons, en parallèle, le premier chapitre de ce livre, intitulé « Fugue » :
« Séduit par le destin, on s’abandonne volontiers à une analyse irréelle du monde, à la grâce prévue et imprévue (voire improvisée) d’une trame mystérieuse et quasi surnaturelle qui révèle toutes apparences, ces apparences n’étant que le fruit (musical ?) d’un mélange troublant d’absence totale irrémédiablement inscrite dès la première note et d’un jaillissement vital perpétuel – une prison à l’intérieur de laquelle on se meut avec une liberté souveraine, autant parler d’une fugue de Bach, la vie serait telle une partition. »
Ce premier chapitre, lumineux sur le sens et troublant dans la forme, semble avoir été écrit sans penser à Bach, juste comme une réflexion sur la vie et son sens – son absence de sens – mais amorce, par la bande, comme si de rien n’était, tous les chapitres à venir. On trace sur le papier – Belletto écrit à la main, sur des cahiers – quelques notes (notes ? comme des notes de musique ?) et l’on jette, sans le savoir, les bases du livre qu’il faut écrire, parce ce qu’il faut écrire sur Bach, et l’on s’étonne de ne pas l’avoir fait, déjà. On commence par la fugue, on enchaîne sur « Vie et mort », titre du chapitre suivant, bien sûr on va parler de Bach, mais, quand même… on sent bien qu’on va parler d’autre chose.
On pourrait dire que Jean-Sébastien Bach est un livre technique sur Bach, un recueil pointu d’aphorismes étirés, une publication destinée aux spécialistes. Mais Jean-Sébastien Bach, c’est autre chose que cela, autre chose, également, qu’un exercice d’admiration. Toute la vie de René Belletto a tourné et tourne autour de Bach. Dans sa discothèque, il n’y a pratiquement que du Bach, dans toutes les interprétations disponibles. Sa passion pour la hifi, décrite dans quelques romans, n’est sans doute que le prolongement de son obsession à « entendre » – au sens également de « comprendre » – Bach. Les cantates, la chaconne, l’Offrande, sont présentes dans pratiquement toute son œuvre romanesque, comme un fil musical, souvent comme ressort de l’action, ou paysage mental. Bach est au centre, par exemple, des malheurs de Michel Soler, autre double de l’auteur, dans L’Enfer. Belletto est un être de musique, à un point tel qu’il imagine, dans Créature, une planète du nom de Musica. La musique, dans la vie de Belletto, passe aussi et avant tout par la pratique de la guitare, la composition de morceaux de guitare, et par le flamenco. Dans Jean-Sébastien Bach, de nombreux chapitres sont consacrés à la guitare, jusqu’à aboutir à un chapitre intitulé « Bach, flamenco », dans lequel il est fait référence à la transcription pour guitare de la chaconne. Bach, Belletto le tire vers lui, l’enserre, l’étreint. Et, dans un même mouvement (musical ?) ramène sur le devant de la réflexion Debussy, auquel il s’est intéressé à l’époque où il rédigeait son essai sur Dickens. Bach et Dickens, indissociables dans la vie et l’œuvre de Belletto.
Ce court livre, crypté et révélateur autant que magistralement documenté, vient combler un vide béant dans l’œuvre de Belletto. On se réjouit que cette pièce manquante ait été écrite, et publiée. Jean-Sébastien Bach permet, en lumière rasante, d’envisager sous d’autres angles l’œuvre bellettienne dans son ensemble. Il manque encore, à cette œuvre littéraire, un pan non exploité : si Les Grandes Espérances de Charles Dickens dit tout de Belletto et presque tout de Dickens, si Jean-Sébastien Bach dit beaucoup de Bach et encore plus de Belletto, après littérature et musique, donc, il manque – on attend – un ouvrage sur la peinture, sur Vélasquez et Dominique Gutherz, par exemple. Deux peintres qui ont compté dans la vie de Belletto, et qu’il a évoqués ou mis en scène de façon romanesque.
Saluons la publication de Jean-Sébastien Bach, qui vient après cinq ans de silence bellettien. Nous y retrouvons l’art de la phrase autant que celui de la fugue : une syntaxe ferrée à glace, un art du contournement sémantique et du clin d’œil de ponctuation, un balancement rythmique implacable. Olé Belletto, que votre ferveur demeure, prélude et fugue entrelacés.