jeudi 29 septembre 2022

La Revanche des autrices de Julien Marsay

Julien Marsay, La Revanche des autrices, Enquête sur l’invisibilisation des femmes en littérature, éd. Payot, septembre 2022, 272 p.


Pour commencer, le mot « autrice », qui est celui que j’emploie depuis quelques années pour désigner les femmes écrivains. Je dis « écrivains » car il paraît que dans « écrivaines » on entend « vaines », alors que personne n’a jamais fait remarquer que dans « écrivains » on entendait « vains »… Mais passons. Autrice, donc. Ce qui renvoie, en français, à acteur/actrice, facteur/factrice, par exemple. Comme je suis hispaniste, cela me pose quand même un petit problème, vu qu’en espagnol, on dit actor/actriz, alors qu’on dit autor/autora. Mais passons encore. Je signale toutefois que les Espagnols, machistes entre tous paraît-il, ont toujours fait la distinction entre autor et autora, poeta et poetisa, doctor et doctora, etc. Bref. J’ai choisi de dire et d’écrire « autrice ». 

Julien Marsay nous présente, en deux parties bien distinctes – « La Guerre froide contre les autrices » et « L’éventail de l’invisibilisation » – un panorama terrifiant du sort que l’on a réservé aux autrices dans l’histoire de la littérature. On les a gommées, ni plus ni moins. Comme on a gommé les musiciennes et les peintresses. Dans une sorte de catalogue ordonné de femmes dont nous n’avons, la plupart du temps, jamais entendu parlé, et dont nous n’avons donc jamais lu une seule ligne, il nous donne à découvrir un continent inconnu, occulté. Nous connaissons Louise Labbé, Madame de Staël, Simone de Beauvoir. Plus nous avançons dans l’histoire des Lettres, et plus nous connaissons de noms d’autrices. Mais jusqu’au XIXe siècle, le défrichage est à faire. Julien Marsay le fait.

Les stratégies opérées par les femmes pour de désinvisibiliser sont souvent basées sur la masculinisation des pseudonymes – George Sand, Daniel Stern…, ou George Eliot en Angleterre et Fernán Caballero en Espagne. Ou passent par des astuces consistant à prendre des pseudonymes non genrés (comme on ne disait pas encore à l’époque) comme Delly ou Gyp. Ces deux noms-là, je les connaissais, c’était les lectures d’une de mes grands-mères, mais je ne suis pas sûre qu’elle ait su que les livres qu’elle lisait avaient été écrits par des femmes. 

L’essai de Julien Marsay nous renvoie, nous lectrices, à nos lectures et à nos expériences personnelles, scolaires, ou universitaires. Je n’ai pu lire cet essai sans réfléchir à ce que l’on m’avait appris, ce que l’on ne m’avait pas dit, et ce que des écrivains m’avaient fait découvrir. J’ai beau chercher dans ma mémoire, je n’ai pas souvenir que l’on m’ait fait étudier durant mes études secondaires, ou même en khâgne ou à l’université, une œuvre complète écrite par une femme. Je ne parle même pas du programme de l’agrégation… Heureusement que j’ai toujours lu en dehors des programmes ! Mais tout cela remonte à loin, j’imagine que les choses ont changé. Je veux absolument citer ici le nom de Jean Claude Bologne, qui, dans ses livres, a su mettre en lumière l’importance culturelle des béguines, ou le rôle de Julia Daudet dans l’œuvre de son époux Alphonse. J’ai beaucoup appris de lui. La lecture de Julien Marsay m’a renvoyée aussi à une anecdote personnelle. Elle date d’une dizaine d’années. J’étais en Bourgogne, chez Michel Host. Nous discutions, dans le jardin, de l’idée d’inspiration. J’ai dit « mon homme, c’est ma muse. » Host a levé le sourcil, et je me suis rendu compte alors qu’il n’y avait pas de masculin pour « muse ». Host a lancé « muson ? » Nous n’avons, ni l’un ni l’autre, aimé ce mot-là. Nous avons tourné autour du mot « inspirateur », sans en être satisfaits. Et nous n’avons pas résolu le problème. Julien Marsay écrit, dans un paragraphe intitulé « La muse, figure d’un déséquilibre originel » :

« Ainsi, dès les origines, il y a déséquilibre structurel dans les codes des représentations, on ne donne pas à voir le masculin en figure de beauté inspirante, réduit en objet passif, disons-le, de contemplation et de fantasmes. Le poète est sujet quand la muse, elle, n’est qu’objet. » 

Soyons clairs, claires : en aucun cas je ne considère mon compagnon comme un objet, bien entendu. Mais l’idée de ne pas avoir trouvé de masculin à « muse » me taraude encore.

La Revanche des autrices est un essai intéressant à plus d’un titre. Il s’inscrit dans une veine éditoriale de découverte d’un continent occulté, celui de l’écriture féminine. Mais il permet aussi, par une sorte d’effet miroir, notamment par le recours au sondage, de se placer face à sa propre expérience. Que nous a-t-on dit, enseigné, suggéré, à propos des autrices ? Pas grand-chose. Si les XXe et XXIe siècles, du point de vue éditorial, ont remis certaines pendules à l’heure, il nous reste à remonter le temps pour redécouvrir et réhabiliter tout un pan de l’histoire littéraire. 

*

NB : Je retiens deux expressions fortes de cet ouvrage :

« Epousautrices », groupe dont font partie, entre autres, ma chère Julia Daudet, et Colette, bien entendu.

 « Couper la plume », qui renvoie, plus haut et plus fort, par l’emploi du singulier, à « couper les ailes ». 

 


mardi 27 septembre 2022

Les Gens de Bilbao naissent où ils veulent de Maria Larrea

Maria Larrea, Les Gens de Bilbao naissent où ils veulent, éd. Grasset, 17 août 2022, 224 p.

« Los de Bilbao nacen donde les da la gana », dit le proverbe basque espagnol qui donne son titre au premier roman de Maria Larrea. Proverbe et titre surprenants, car enfin, quand il s’agit de naître, on ne choisit pas le lieu. En revanche, les parents peuvent, eux, choisir le lieu de naissance de leur enfant. Par exemple, Victoria et Julián Larrea, émigrés espagnols installés à Paris, ont décidé, en 1979, que leur enfant naîtrait à Bilbao, sur les terres du père. C’est l’histoire que l’on raconte à la petite Maria, qui s’en contente. Qui comprend, même. Mais cette histoire-là…

Cette histoire-là remonte bien avant la venue au monde de Maria. L’autrice revient, dans une première partie, sur une histoire familiale galicienne et basque : des grands-mères à la vie rude qui confient leurs nouveau-nés à des institutions religieuses ; une mère à peu près analphabète mais belle comme un cœur, petite boniche qui ne rêve que d’épouser un beau marin ; un père élevé chez des Jésuites pédophiles qui fume et boit du vin dès sa plus « tendre » enfance, et ne rêve que de s’enfuir sur les mers. Ces deux-là – Victoria et Julián – vont se trouver, se marier, et émigrer, fuyant un pays invivable, rêvant de tenir une loge dans un beau quartier parisien. Cette histoire-là, narrée sur le mode presque naturaliste, n’était le ton alerte et moderne employé par Maria Larrea, est connue. C’est celle, peu ou prou, de tous les immigrés espagnols des années 60-70. La petite Maria grandit dans un appartement-recoin du théâtre de la Michodière, où son père est gardien. Sa mère fait ce qu’elle faisait en Espagne : des ménages. 

Deux personnages, en creux, vont décider du destin de la narratrice : Arnaud Desplechin, croisé dans la rue, qui conseillera à Maria de s’inscrire à la FEMIS, et Alejandro Jodorowsky, qui chaque semaine tire les tarots dans un bistro parisien. Maria est fascinée par Jodo, et par la voie-voix du tarot. Elle va consulter une tarologue, tire huit lames, et sa vie bascule. Toute la première partie du roman – ou du récit – est chamboulée par la révélation sortie du tirage. Elle n’est pas la fille de ses parents. Elle n’est peut-être pas fille unique. Stupeur. S’ensuit alors une quête, qui prendra plus de dix années. Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Pourquoi vit-elle cette vie ? N’était-elle pas promise à une vie autre ? 

Il y a, dans ce roman marquant, quelque chose de l’émotion du film argentin La Historia Oficial de Luis Puenzo. On se souvient de l’argument de ce film magistral, Oscar du meilleur film étranger en 1986 et Prix d’interprétation féminine à Cannes en 1985 pour Norma Aleandro : les enfants adoptés sous la dictature militaire. Dans l’œuvre cinématographique, c’est la mère qui remonte le cours de l’histoire de sa fille Gaby. Dans Les Gens de Bilbao naissent où ils veulent c’est sur l’enfant elle-même que tombe la révélation. Même si l’enfant a grandi, et qu’elle apprend à vingt-sept ans, par le détour magique des tarots, sa véritable histoire, qui n’a rien de l’histoire officielle qu’on lui a servie jusqu’alors. Quoi qu’il en soit, il s’agit toujours d’une histoire de dictature, ici en arrière-plan. Franco est mort en 1975, et Maria naît le 2 novembre 1979. Mais le pays bouge lentement, et ne deviendra vraiment moderne, et démocratique, qu’après le coup d’état manqué du 23 février 1981. Dans l’intervalle, l’Espagne reste un pays sous emprise psychologique et politique, un pays à l’administration archaïque et corrompue où il semble normal de feindre une grossesse et de falsifier des papiers officiels pour obtenir un enfant lorsqu’on est stérile. 

Ce qui frappe, à la lecture de Les Gens de Bilbao naissent où ils veulent, c’est, par contre-coup, la modernité. Maria Larrea vit une jeunesse balisée par la drogue et les avortements, elle se marie d’abord à Las Vegas pour ensuite officialiser l’union en France, devient mère à son tour, tout en remontant son histoire personnelle via internet, Facebook et Linkedin. Elle découvre ainsi qu’elle a plus d’une mère, et plus d’une fratrie. Le lecteur, lui, est plongé au cœur d’un vortex narratif très bien mené, où l’émotion naît tout autant du fond que de la forme : un fond universel et intemporel – qui suis-je ? – et une forme allègre, énergique. 

On appréciera l’évocation très juste de l’Espagne septentrionale – « ce sud qui est un nord » – et celle de la condition des immigrés espagnols. Maria Larrea sait faire transparaître le réalisme sensible de sa quête d’identité et l’affection indéfectible d’une enfant pour ses parents. 


mardi 20 septembre 2022

Clara lit Proust de Stéphane Carlier

Stéphane Carlier, Clara lit Proust, éd. Gallimard, septembre 2022, 192 p.


Voilà un roman très réussi, à côté duquel j’ai bien failli passer. Mais un, puis deux, puis trois articles publiés par des critiques à qui je fais confiance m’ont persuadée, finalement, de m’y plonger. Bien m’en a pris. Clara lit Proust est une petite merveille de finesse, d’observation et de sensibilité. 

Qui est Clara ? Une coiffeuse de vingt-trois ans qui travaille dans un salon vieillot de Saône et Loire. L’ambiance rappelle celle de Vénus Beauté (institut), le film de Tonie Marshall. Il y a Jacqueline la patronne, Clara, et Nolwenn, une employée un peu godiche. Parfois, un certain Patrick, mal fagoté mais très bon coiffeur, vient en renfort. La salon, mal situé dans une rue très peu fréquentée, ne vit que grâce à des clientes fidèles, qui vieillissent. Clara partage sa vie avec un pompier de vingt-cinq ans, très joli garçon, que les parents de Clara adorent. Les dimanches se passent en famille, repas traditionnel et promenade de rigueur. Clara s’ennuie un peu. S’ennuie avec ses parents, s’ennuie avec son compagnon. Mais elle ne se l’avoue pas vraiment.

Et puis, un jour, un type de passage vient se faire couper les cheveux au salon. En repartant, il oublie un livre de poche sur la tablette, et Clara, sans vraiment comprendre pourquoi, cache le bouquin dans le tiroir des brosses et des ciseaux, puis le glisse dans son sac et le rapporte chez elle. Elle ne l’ouvrira que quelques mois plus tard, dans un moment de désœuvrement. Au début, elle n’y comprend pas grand-chose. Et puis elle rentre dans le texte. C’est le premier tome de La Recherche. Désormais, Proust fait partie de sa vie.

Clara lit Proust est un roman allègre, souvent humoristique, qui se lit d’une traite. Stéphane Carlier ne se moque jamais de ses personnages. Au contraire, il leur donne une humanité d’évidence, les rend très attachants. Les « seconds rôles » sont travaillés sans caricature. Et puis il y a Clara. La découverte de Proust la conduit à l’émancipation. Et l’intérêt principal du roman tient à la précision exemplaire de ce que la lecture de Proust peut provoquer en tout lecteur. Tous les proustiens en ont fait l’expérience : lorsqu’on nous interroge sur le pourquoi de notre admiration, voire de notre addiction à l’œuvre proustienne, nous avons du mal à l’exprimer. Stéphane Carlier, via le personnage de Clara, y parvient. Clara, quand elle découvre l’épisode de la madeleine, comprend les implications de la scène autant qu’elle les ressent. Remontent en elle des souvenirs de classe, des odeurs d’herbe tondue. Clara, lorsqu’elle se sent un peu désorientée parce que son beau pompier l’a quittée, trouve un vrai réconfort dans Le Côté de Guermantes, au point de penser qu’il faut d’offrir ce texte à toutes les filles qui se sont fait larguer. Proust la sauve d’une vie tracée d’avance, lui permet d’ouvrir ses ailes. Et, parce qu’elle est généreuse, vivante au-delà de tout, Clara sort d’une condition sociale figée pour « lire Proust », à voix haute, pour les autres.

Clara lit Proust est un roman à déguster et à offrir, en particulier à des amis qui ne lisent pas, ou peu. Et l’on pourra joindre en cadeau au roman de Stéphane Carlier le premier tome de La Recherche. Car qui n’aurait pas envie d’aller se frotter à l’œuvre proustienne après avoir découvert Clara ? 

*

Extrait :

« - Clara, je voudrais vous parler.

- Tout va bien, Jacqueline ?

- Oui, oui, c’est juste… C’est Mme Lopez. Elle vient d’appeler pour prendre rendez-vous et elle a demandé à être coiffée par Nolwenn.

- Nolwenn ? Mais c’est moi qui la coiffe, Mme Lopez.

- C’est pour ça que je vous en parle. Je pense qu’elle n’était pas satisfaite, la dernière fois.

- Je lui ai fait la même chose que d’habitude, la dernière fois.

- C’est pas une histoire de coiffure. La dernière fois, je vous ai entendu lui raconter l’histoire d’un type qui boit un thé qui l’envoie dans son passé. »

 


mardi 13 septembre 2022

Regards croisés (44) – Quelque chose à te dire de Carole Fives

Regards croisés

Un livre, deux lectures  - avec Virginie Neufville


Carole Fives, Quelque chose à te dire, éd. Gallimard, 18 août 2022, 176 p.


Elsa Feuillet, écrivaine, n’est qu’admiration pour une autrice nommée Béatrice Blandy, personnage derrière lequel transparaît la figure d’Emmanuelle Bernheim. Béatrice Blandy meurt d’un cancer foudroyant alors qu’Elsa termine un manuscrit. Elle va choisir de mettre en exergue une citation de l’autrice récemment disparue, en hommage. Le livre fait un petit succès, et le veuf de Béatrice Blandy entre en contact avec Elsa, il veut la rencontrer. Ils vont vivre une histoire d’amour. Elsa s’installe une semaine sur deux dans l’appartement de Thomas, qui a été et reste l’appartement de Thomas et Béatrice. Chaque soir, sur la table de chevet, le portrait de Béatrice regarde Elsa. S’installer dans les murs, entre les draps, contre le corps du mari de celle que l’on considère comme une icône, un modèle… Elsa, surprise de sa bonne fortune, vit une sorte de conte de fée. Lorsqu’elle découvre le brouillon du texte sur lequel Béatrice travaillait avant de tomber brusquement malade, elle décide de… 

Le roman échappe au syndrome Manderley pour bifurquer vers Vertigo. Certes, nous restons en zone hitchcockienne, mais il n’y a pas de Miss Danvers pour évoquer la figure inatteignable de Rebecca. Au contraire, Thomas, qui a l’âge du père d’Elsa à trois ou quatre ans près, est prévenant, semble vivre au présent son histoire d’amour avec Elsa, l’intègre à son cercle amical. Thomas est producteur de films. Il explique à Elsa que dans Vertigo, lorsque Scotty suit Madeleine dans les rues méandreuses de San Francisco, il croit qu’il la suit en se cachant d’elle, mais en réalité, c’est Madeleine qui mène la danse. Voilà un indice que l’on ne comprend que dans les dernières pages. 

Quelque chose à te dire, paradoxalement, est moins un roman sur l’écriture que sur le cinéma. Si le deuxième versant du texte tourne autour du manuscrit inédit trouvé par Elsa et convoité par l’éditrice de Béatrice, le traitement que Carole Fives adopte pour son intrigue est bien cinématographique. Quelques scènes sont traitées sur le mode du scénario, dans l’écriture et le montage, et même dans l’apparition de guest stars comme Isabelle Huppert, par exemple. C’est là l’une des réussites majeures de ce roman : éviter le piège de la focalisation extrême sur l’écriture – le sujet s’y prêtait – et donner vie à l’intrigue et corps aux personnages en empruntant d’autres références artistiques. On le sait, Carole Fives a une formation de peintre. Le modèle qu’elle choisit pour donner chair à Béatrice Blandy – Emmanuelle Bernheim, fille d’un collectionneur d’art – lui permet d’évoquer la peinture, et de l’inclure dans l’intrigue : dans la cuisine de l’appartement de Thomas, on trouve un Picasso, et l’un des ressorts importants du texte est niché au cœur d’une toile de Cy Twombly. 

Quelque chose à te dire, s’il n’est pas un roman sur l’écriture, est tout de même un roman sur la condition d’écrivain et le monde éditorial. Elsa Feuillet, petite autrice provinciale, n’acquerra une dimension nationale et internationale que par un tour de passe-passe dont elle n’est pas l’instigatrice. C’est aussi, en arrière-plan, un roman sur le manque de confiance en soi. Elsa Feuillet est un écrivain dont les livres sont passés plus ou moins inaperçus. Elle n’est pas sûre d’elle, pas sûre d’être un bon écrivain, pas sûre d’être une bonne mère, pas sûre d’avoir été une bonne compagne pour le père de son fils. Elle n’est pas sûre non plus d’avoir été la fille que sa mère voulait avoir : elle n’est pas assez jolie, elle n’a pas vraiment de personnalité. D’ailleurs, depuis l’enfance, elle s’est toujours cherché des modèles, elle imitait les gestes de telle camarade de classe si belle, les manières de telle autre si libre dans son comportement… Elle va finir par se glisser dans le manuscrit de l’autrice qu’elle vénère.

Carole Fives signe ici un texte d’admiration et d’hommage « aux autrices [qu’elle] aime, à jamais vivantes », comme le dit si joliment la dédicace. Un roman à suspense qui se lit d’une traite, balisé en trois parties « Admirer », « Explorer », « Imaginer » et un épilogue qui donne son titre au roman, épilogue qui retourne le texte comme un gant, et anéantit le personnage d’Elsa Feuillet. Mais épilogue qui retourne le texte pour la plus grande surprise et le plus grand plaisir du lecteur. 

Lire l'article de Virginie Neufville  


dimanche 11 septembre 2022

Trouver refuge de Christophe Ono-dit-Biot

Christophe Ono-dit-Biot, Trouver refuge, éd. Gallimard, 18 août 2022, 416 p.




Sacha détient les preuves que Papa est mêlé à une affaire plus qu’embarrassante. Ce n’est pas un secret de famille, parce que Papa n’est pas le père de Sacha, il est président de la République et se fait appeler ainsi par le peuple qui l’a élu. Papa mène une politique de droite plus que dure : lois anti-immigration, citoyens incités à la délation via l’application « Justice pour tous », citoyennes incitées à rester au foyer, intellectuels surveillés de près et intimidés par des nervis… on imagine tout à fait le contexte. Papa n’est pas un petit monsieur brun, sec et nerveux, mais un quinqua blond. Cela dit, on voit à peu près d’où vient l’idée de ce personnage qui, dans le roman, arrive au pouvoir en 2027. 

Sacha a bien connu Papa durant sa jeunesse. Il ne se faisait pas encore appeler ainsi. Sacha est papa d’une petite Irène, âgé de sept ans. La maman d’Irène est professeur à l’université, spécialisée dans la période byzantine. Sacha, lui, intervient dans une émission télévisée où il anime des débats, et collabore à l’écriture d’une série sur Hastings. Et voilà que Sacha commet une bourde sur un plateau télé, qu’il critique à demi-mot le personnage de Papa. A l’Elysée, on ne rigole pas avec la réputation de Papa. Des assassinats commandités ont déjà eu lieu pour moins que ça. Père, mère et enfant doivent fuir. Deux membres de la famille sont de sexe féminin, mais il est décidé de trouver refuge sur le mont Athos, ce lieu où toute femelle est interdite d’entrée. Personne n’ira chercher Sacha, Mina et Irène là-bas. Il suffira de couper les cheveux longs, de bander les seins de la mère, et le tour sera joué. Il ne faut pas oublier d’emporter avec soi les preuves que Papa est vraiment un sale type, pour négocier et éviter d’être tué. 

Christophe Ono-dit-Biot construit un roman impeccable, alternance de tension et de moments de calme, si ce n’est de sérénité. Le mont Athos était déjà le décor d’un de ses livres, Interdit à toute femme et à toute femelle, paru en 2008. Qu’est-ce que le mont Athos ? Un ensemble de vingt monastères situé sur une péninsule au nord de la Grèce, où des moines barbus, vêtus de longs habits noirs dont les pans flottent comme des ailes – d’ange ou de chauve-souris – prient et peignent des icônes. Un lieu de ferveur incandescente. Un lieu séparé du monde.

Le roman est impeccable parce que tout se joue, finalement, sur l’antagonisme de deux mots : « Papa » et « Père ». Le président Papa se veut père d’une nation française aux racines chrétiennes, et il règne en tyran autoritaire. Sacha, le père d’Irène, se veut transmetteur de valeurs et de bonheur. Tous les deux, le père et la fille – Mina, la mère, n’est pas entrée sur le mont interdit aux femmes, elle est rentrée à Paris – évoluent sur un territoire que Sacha connaît déjà et qu’il veut faire découvrir à Irène. Il veut lui transmettre le sens de la beauté, et celui de la bonté. Tout se joue, aussi, dans ce roman, sur deux mots qui ne s’opposent pas : « transgression » – faire entrer une petite fille sur un territoire interdit au sexe féminin – et « transmission » - montrer à la petite Irène des paysages méditerranéens à la beauté incomparable, lui expliquer pourquoi des hommes renoncent au monde, lui faire découvrir la réalité poétique d’un office aux bougies sous la splendeur des icônes. Bon, si la politique menée en France après les élections de 2027 est certes à fuir, on ne va pas affirmer ici que le seul refuge possible est un monastère interdit aux femmes, on l’aura compris. Christophe Ono-dit-Biot laisse transparaître sa fascination pour le mont Athos, mais il  insiste sur les relations père-fille, et l’idée de transmission qu’il symbolise par une petite main d’enfant dans la grosse « papatte » paternelle. Le mont Athos devient une station, une pause, dont l’angoisse n’est pas absente : on n’est jamais à l’abri.

Tandis que sa fille Irène évolue chez les moines en se faisant passer pour un garçon, Mina, sa mère, retourne à Paris et trouve elle aussi refuge. Chez une femme, une de ses anciennes étudiantes. Les itinéraires parallèles d’Irène et Mina sont menés sous le signe du travestissement. Si la petite fille s’habille en garçon chez les moines, Mina, dans un Paris où elle se sait traquée, emprunte les vêtements de son étudiante – elle est arrivée sans bagage. Chacune, de son côté, se déguise pour se fondre dans la masse. En suivant l’aventure de Mina à son retour à Paris, le roman acquiert une autre dimension : si sur le mont Athos toute femelle est interdite, dans le monde « réel » l’histoire de Mina est toute entière féminine, on pénètre dans les rapports mère-fille et professeure-étudiante. C’est là que l’on apprend que dans ce couple à n’en pas douter heureux, tous les secrets n’ont pas été dévoilés.

Trouver refuge est, je le répète, un roman impeccable. L’écriture en elle-même n’est pas inventive, mais il se dégage du texte une émotion indéniable. Le suspens n’est pas le motif principal, et les preuves que détient Sacha à propos d’un crime commis par Papa sont de l’ordre du MacGuffin hitchockien : sans grande importance. Le plaisir de la lecture de ce roman repose sur le personnage de la petite fille espiègle, aux réflexions déroutantes, qui discute et argumente avec les moines, et dessine sans trouille, convaincue qu’elle est un agent secret devant cacher sa véritable identité. Comme tous les enfants de fiction, elle est différente des enfants réels, et elle donne au roman une légèreté salutaire. 

Trouver refuge est un roman de facture classique qui brasse des thèmes politiques contemporains et historiques, qui met en relief les relations père-fille et mère-fille, et, à bas bruit, les relations professeur-étudiant. Et qui permet d’entrer, quel que soit son sexe, dans le monde fermé du mont Athos. 


vendredi 9 septembre 2022

La Vie clandestine de Monica Sabolo

Monica Sabolo, La Vie clandestine, éd. Gallimard, août 2022, 320 p.


Ils sont bien peu nombreux les textes qui, comme La Vie clandestine, parviennent à mettre en évidence à la fois la nécessité de l’écriture et celle de la lecture. Monica Sabolo n’écrit pas un roman, mais deux récits entremêlés qui se nourrissent l’un l’autre alors que rien, objectivement, ne devrait les faire converger. Le livre nous parvient sous la canonique couverture de collection blanche de Gallimard. Il se dévore, le souffle coupé par des enchaînements qui vont de soi dans le déroulement du texte, et avec quelle limpidité !, mais ce que le lecteur – la lectrice, en l’occurrence – voudrait aussi pouvoir tenir en main, c’est le carnet noir où l’autrice a pris ses notes durant tous les mois de la préparation : on y trouve la documentation, les comptes-rendus des rencontres, les réflexions, les souvenirs d’enfance soudain resurgis, et quantité de feuilles volantes pliées, froissées, qui gonflent le carnet et montrent à quel point le texte a surgi d’un chaos. J’aimerais demander à Monica Sabolo qu’elle publie une photo de ce carnet. Je l’imagine comme le contraire exact du carnet de bord, du carnet de voyage, du carnet de notes d’un journaliste. 

Monica Sabolo n’a pas prémédité son sujet. Elle veut écrire mais ne sait pas sur quoi, et, en entendant à la radio une émission sur Action Directe, elle se dit qu’il y a là un sujet ni facile ni tranquille, mais propice à sortir de ses précédents livres, plutôt métaphoriques et poétiques. Elle a envie d’écrire sur le réel. 

Lire l'article sur La Règle du Jeu

samedi 3 septembre 2022

Partie italienne d’Antoine Choplin

Antoine Choplin, Partie italienne, éd. Buchet-Chastel, août 2022, 176 p.

 

Gaspar est artiste plasticien, son œuvre est empreinte d’humanité et pour cela il est reconnu et très sollicité. Fuyant Paris et une agente un peu trop encombrante, il s’installe à Rome dans un hôtel, il n’a pas décidé pour combien de temps. Gaspar est un type tranquille, qui collectionne mentalement les noms des rues mais n’a pas le sens de l’orientation. Il passe ses journées à la terrasse du Virgilio, sur le Campo de’Fiori, à l’ombre de la statue de Giordano Bruno. Etrangement, personne ou presque, sur cette place encombrée de touristes et d’étalages de marchands forains, ne semble savoir qui était Giordano Bruno. Gaspar lui aussi l’ignore. C’est de la bouche du cuisinier du Virgilio qu’il en apprendra un peu plus sur ce dominicain brûlé au tout début du XVIIe siècle pour hérésie, sur cette même place. 

Que fait Gaspar sur le Campo, toute la journée ? Il joue aux échecs, avec tout passant qui souhaite faire une partie contre lui. Il y a toujours des joueurs d’échecs dans les romans de Choplin, mais ils sont rarement au centre de l’intrigue. Ici, c’est tout le contraire. Les échecs sont le motif principal de l’histoire. C’est ainsi qu’il rencontre Marya, une Hongroise experte à ce jeu. Marya poursuit une quête. Une quête qui a à voir avec sa famille, Auschwitz, et les échecs. Une quête qui l’a conduite à Rome, pour une dernière partie.

Partie italienne est un roman court, mais ce n’est pas un petit roman. Antoine Choplin, avec sa manière toute personnelle de faire sonner les dialogues et les réactions intérieures de ses personnages, nous offre un texte tendre et profond, de réconciliation et d’humanité. Tout y est fluide, étonnant, poignant. Comme lors de cette scène de restaurant où Marya, après avoir dit qu’il y avait des notes de cuir et de foin dans le vin qu’elle a commandé, raconte à Gaspar l’objet de sa quête et son rapport avec Auschwitz, et que Gaspar, bouleversé par le récit, l’interrompt pour l’informer que oui, effectivement, là, maintenant, le cuir, il le sent. Et la conversation essentielle reprend. Ce texte est le contraire d’un texte léger. Pourtant, dans la narration, on flotte au-dessus de la gravité, on est comme en apesanteur. 

Les échecs sont une matière littéraire, on peut citer des dizaines et des dizaines d’ouvrages dont ils sont le motif principal. Partie italienne s’inscrit dans la tradition des grands textes échiquéens basés sur la tragédie. Mais Choplin s’empare du motif pour nous embarquer dans une histoire d’amour merveilleuse, et dans l’Histoire tout court. Il donne à son Gaspar une humilité rare dans le monde de l’art contemporain, et la faculté de réaliser des œuvres immédiatement compréhensibles par le public, qui n’ont pas besoin du truchement de l’explication verbale ou de la contextualisation. 

Partie italienne : pour moi un des plus beaux romans parmi ceux que j’ai lus en cette rentrée littéraire. Sans compter qu’on y fait allusion, aussi, à Oblivion d’Astor Piazzola… musique parfaite pour ce roman.