mardi 26 novembre 2013

Rosemary's baby et Le fils de Rosemary de Ira Levin



Ira Levin, Le Fils de Rosemary (Son of Rosemary), traduit de l’anglais (USA) par Iawa Tate, Robert Laffont, coll. Pavillons Poche, mai 2011. Rosemary’s baby, traduit de l’anglais (USA) par Élisabeth Janvier, Robert Laffont, coll. Pavillons Poche, mai 2011.

Entre les publications de Rosemary’s baby (1967) et de Son of Rosemary (1997), trente ans se sont écoulés. Dans le temps des romans, trente-trois : le bébé naît en juin 1966 – 6/66, évidemment ! – et on le retrouve en 1999, à l’aube du nouveau millénaire. Il a l’âge du Christ. Le fils de Rosemary, on le sait, est le fils de Satan. Le premier volet de cette histoire appartient à notre mythologie contemporaine : on n’a peut-être pas lu le roman, mais on a certainement vu l’adaptation cinématographique de Polanski, et l’on n’a pas oublié cette Mia Farrow enceinte, fragile, abandonnée de tous au cœur de New-York. Un ange blond aux cheveux courts et au ventre rond. En 1999, Rosemary a cinquante-huit ans. Elle sort d’un long coma – vingt-sept ans hors du monde – et se retrouve à nouveau au beau milieu du combat entre le Bien et le Mal.
  
Souvenons-nous : Guy et Rosemary Woodhouse emménagent dans un immeuble à l’allure gothique et à la réputation sulfureuse. Dans le film, il s’agit du Dakota, l’immeuble devant lequel John Lennon a été assassiné. Guy est acteur, et peine un peu à trouver des engagements. Rosemary s’occupe de l’appartement, toute joyeuse. Le couple se lie d’amitié avec les Castevet, des voisins vieillissants, envahissants. Guy Woodhouse semble fasciné par Roman Castevet. Rosemary est bientôt enceinte, et Minnie Castevet est aux petits soins pour elle. Ce roman pourrait être qualifié de « gynécologique » : on y suit la grossesse difficile d’une jeune femme à la fois seule et trop entourée. Les hommes restent au second plan – Guy a décroché un rôle important – tandis que les voisines, Minnie et Laura-Louise, deviennent de plus en plus présentes. L’adaptation cinématographique, plus que le livre, met en évidence une progression paranoïaque : plus son ventre s’arrondit, plus Rosemary se sent en danger, cernée par les forces du Mal. Le Pape vient en visite aux États-Unis ; la couverture d’une revue, dans la salle d’attente du médecin, proclame en Une la mort de Dieu. Rosemary, la douce et innocente Rosemary, porte l’enfant du Diable.

Le deuxième volume, Le Fils de Rosemary, prend à nouveau le parti de la mère. On y apprend qu’elle a élevé son fils Andy jusqu’à l’âge de six ans, puis qu’elle est tombée dans le coma. Andy a été élevé par les Castevet et leur secte ; il a à présent trente-trois ans, est unanimement adulé par une population qui voit en lui un sage, un nouveau messie – dont il a l’apparence sulpicienne et kitch : fine barbe, cheveux longs, regard clair. Les badges proclamant « I love Andy » décorent toutes les poitrines, absolument toutes. Ce deuxième volet se déroule à la fin de l’année 1999, du 9 novembre au 31 décembre, ce qui permet de mettre en scène trois temps forts de la vie américaine : Thanksgiving, Noël, le réveillon du nouvel an. Le troisième millénaire doit débuter par une Illumination : Andy a convaincu la terre entière d’allumer une bougie à minuit GMT. Ces bougies, dont la fabrication a débuté depuis des mois, ont été livrées sur tous les continents. L’intrigue repose donc sur ce suspens : les bougies seront-elles allumées ? Sont-elles inoffensives ?

Le suspens eschatologique – car il s’agit bien d’un ressort narratif ayant la fin des temps et du monde pour base – n’est pas l’aspect le plus intéressant du Fils de Rosemary. À bien y regarder, à bien « y lire », ce roman poursuit l’analyse d’un personnage féminin qui n’est jamais envisagé sous un autre angle que celui de la mère. Enceinte dans le premier volet, Rosemary se réveille au terme d’un coma qui l’a empêchée de voir grandir son fils. Et qui a empêché Andy de partager son temps d’éducation avec sa mère. Ces deux-là ont donc fait l’économie de l’enfance partagée. Rosemary, elle, n’a pas eu de vie de femme : réveillée miraculeusement comme une Belle au Bois Dormant, elle est passée à côté de toute sexualité. La relation trouble qui s’installe entre la mère et le fils est à mettre en parallèle avec la fascination qu’exerce Andy sur le genre humain : trop beau pour être honnête, trop messianique pour être pur. Seuls quelques rares rebelles émettent des doutes sur sa bonté. Le fils et sa mère retrouvée forment aux yeux du monde le couple idéal, Rosemary est traitée en icône modernisée, elle a droit elle aussi à la dévotion des foules subjuguées, les tee-shirts et les badges se déclinent à part égale entre « I love Andy » et « I love Andy’s Mom ». Ils sont exceptionnels. Fusionnels. Le tabou de l’inceste n’est que légèrement transgressé – un baiser – mais le motif court sur toutes les pages. Rosemary est envisagée comme femme parce qu’elle est mère. Andy voit en elle la seule femme qui soit à sa hauteur. Le secret monstrueux qu’ils partagent les condamne au repli : ils sont à part, fils du Diable, mère du fils du Diable, personne ne leur ressemble, personne n’est comme eux.

L’imagerie diabolique, en littérature comme au cinéma, est essentiellement sexualisée : les sabbats, l’inceste frère/sœur – comme dans le film L’Associé du Diable de Taylor Hackford, en 1998 – et ici l’inceste mère/fils. Les exemples sont nombreux. À l’inverse du fils de Dieu, dont la mère est vierge, le fils du diable est le fruit de l’accouplement avec la Bête. Rosemary, « revirginisée » par ses années de coma, incarne les deux faces de la mère exceptionnelle : souillée et lavée, violée et purifiée, perdue et sauvée.

Le roman se conclut sur deux pirouettes. La première permet la réapparition du père diabolique. La seconde, plus artificielle, renoue maladroitement, semble-t-il, avec le gentil couple Woodhouse de 1965-1966. Nous n’en dirons pas plus pour ne pas gâcher la lecture.

Ira Levin n’oublie rien des codes folkloriques. Si le chiffre du Diable est 666 – chiffre qu’Ira Levin signale, bien entendu, dans le jour de naissance d’Andy (25/6/66), et suggère dans la fin du monde devant survenir en 1999 (999 = 666 à l’envers) – les lettres du même Diable ne sont pas oubliées. On se souvient que dans Rosemary’s baby, c’est à l’aide des pièces d’un jeu de Scrabble que la jeune femme résolvait l’anagramme Roman Castevet = Steven Marcato (fils d’un sorcier ayant réussi à convoquer le Diable). Dans Le Fils de Rosemary, l’anagramme est à nouveau utilisée comme ressort narratif du suspens : quel sens caché peut bien recéler l’énigmatique expression « Roast Mules » ? Le nom du Diable est aussi à déchiffrer. La cachette du Diable est l’immeuble, antre modernisé. Le nom de Woodhouse suggère la demeure en bois ; la conception a lieu dans un immeuble en pierres ; Andy vit au sommet d’une tour de verre. On accède à son appartement du cinquante-et-unième étage par un ascenseur hyper rapide, et de là-haut on domine la ville et le monde.

Rosemary’s baby, et sa suite Le Fils de Rosemary, font partie de notre culture populaire, et l’on relit ces deux romans avec plaisir (surtout le premier, soyons francs). Et l’on ira relire aussi, du même auteur, Stepford wives (Les Femmes de Stepford). Si Rosemary est l’incarnation de la mère (génitrice puis objet de désir), les femmes de Stepford sont, elles, des épouses bien singulières…