vendredi 19 mai 2023

Le Sacrifice du roi de Livie Hoemmel

Livie Hoemmel, Le Sacrifice du roi, éd. Plon, 4 mai 2023, 448 p.


Il y a autour de cette publication un arsenal de storytelling. On ne sait rien de l’auteur, son nom est un pseudonyme que l’on qualifie de « sibyllin » (je n’ai pas résolu l’énigme, j’ai même demandé à Chat GPT, qui a calé…), Le Sacrifice du roi est un premier roman, et l’on nous dit que Livie Hoemmel est passionné par le monde des échecs. On veut bien croire tout cela, car cela n’engage à rien. Les ficelles éditoriales relèvent du marketing émotionnel. Si je me suis penchée sur ce roman, c’est parce que la figure centrale en est Bobby Fischer. On l’aura sans doute remarqué, je lis à peu près tout ce qui tourne autour des échecs, en évitant soigneusement tout ce qui concerne les parties en elles-mêmes. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’un écrivain fait du monde des échecs. Sans remonter jusqu’à Zweig ou Nabokov, je citerai parmi mes derniers éblouissements dans le domaine Antoine Choplin et Denis Grozdanovitch. Disons-le d’emblée, avec Le Sacrifice du roi, on est loin du chef d’œuvre. 

Cependant… Le Sacrifice du roi n’est pas sans mérite. Balayons d’emblée l’écriture en elle-même, qui s’appuie sur tout un catalogue de citations littéraires ou philosophiques expliquées, soulignées, et bénéficiant parfois de notes de bas de page. Un seul exemple, parmi bien d’autres : un paragraphe commence par la phrase « Ce fut comme une apparition », avec une note de bas de page indiquant qu’il s’agit d’un emprunt à Flaubert. Soit le lecteur reconnaît la citation et la note est inutile, soit le lecteur ne la reconnaît pas, et le renvoyer à L’Education sentimentale n’ajoute rien à l’intrigue. Intrigue qui d’ailleurs tourne plus autour des Liaisons dangereuses, cela est d’ailleurs largement souligné. Autre chose : ce roman aurait mérité une relecture plus soigneuse. Un seul exemple, là encore : l’un des personnages principaux, Olga, est une petite orpheline que l’on place dans un dans une institution. Sauvage, asociale, elle se réfugie dans la lecture. Page 111, on apprend que, fillette, quand elle lisait Dumas, elle devenait la « figure vengeresse d’Edmond Dantès », mais à la page 139, Olga a grandi et a été transférée dans un hôpital psychiatrique. Fidèle à elle-même, elle se rend à la bibliothèque et « s’arrêt[e] sur un ouvrage du XIXe siècle, Le Comte de Montecristo d’Alexandre Dumas, dont la quatrième de couverture « reti[e]nt son attention. » Voilà un personnage, Olga, dont la caractéristique première est une fabuleuse capacité de mémorisation, et qui oublie, en moins de trente pages, qu’elle a déjà lu le livre de Dumas… Ajoutons à cela que, singulièrement, cette petite fille russe ne s’intéresse pratiquement qu’à la littérature française, et que l’auteur cite lui aussi une majorité d’auteurs français. Comme il n’y a pas d’indication de traduction, on peut en déduire que l’auteur sous pseudo est français. Et que le lectorat visé est français lui aussi. Bref, l’emballage du roman est marketisé.

Mais, je le redis, Le Sacrifice du roi n’est pas sans mérite. Toutes les restrictions narratives que j’ai évoquées ne m’ont pas incitée à refermer le bouquin. C’est un signe – enfin, un signe pour moi. Que raconte le roman ? Eh bien, ce roman se donne pour mission d’expliquer l’énigme de la chute de Bobby Fischer. Bobby Fischer ? Oui, lui, le génie des échecs, le champion adulé qui a vaincu les Russes en pleine guerre froide. Le Bobby Fischer sur lequel s’ouvraient les bulletins d’information américains, avant que l’on traite du Vietnam ou du Watergate. Celui qui a mal tourné, mal fini, parano enfermé dans un délire antisémite, celui qui versait 20% de ses gains à une secte. La guerre froide, justement. La petite Olga qui lisait Le Comte de Montecristo a été missionnée par Brejnev pour anéantir le génie américain. Cette enfant géniale – géniale comme Bobby est génial – est mandatée pour redorer le blason soviétique échiquéen.

Le roman est scindé par la typographie : la plus grande partie du texte est présentée en police sans sérif, il s’agit d’un manuscrit présenté comme rédigé par un ami d’enfance de Bobby. On y détaille, en trois parties distinctes, l’ascension d’Olga, l’ascension de Bobby, et la rencontre des deux personnages. Le narrateur est partie prenante de l’histoire, il est le fils d’un espion du KGB installé à New-York – on le croirait tout droit sorti de la série The Americans – et l’ami indéfectible de Bobby. On se souvient sans doute que la mère de Bobby, Regina, était une sympathisante communiste, qui avait fait ses études de médecine à Moscou. Tout cela s’imbrique parfaitement. Paradoxalement, je me suis moins intéressée à l’histoire d’Olga, fabriquée, qu’à l’histoire de Bobby, basée sur une biographie réelle. 

Quel est le plan des Soviétiques ? Redevenir les maîtres des échecs sur l’échiquier politique. Bobby les a malmenés – le fameux combat de 1972 – et cela leur est inacceptable. Le plan échafaudé par la géniale Olga est diaboliquement efficient. Sur le papier, et dans l’élaboration. Mais c’est faire abstraction du facteur humain. Et l’abstraction, quand on parle des échecs, c’est quand même primordial.

Si comme le disait Einstein « Dieu ne joue pas aux dés », il joue aux échecs. Dans le roman, littéralement, il joue. Bon, il y a un artifice, bien entendu. Mais il est bien amené, et plausible sur le plan architectural. La construction mentale imaginée par Olga, puis réalisée, est une merveille d’invention. Je n’en dirai pas plus, mais c’est bien ce suspens, enlevé, qui m’a emportée. Le joueur d’échecs jouant contre Dieu est un motif littéraire et véridique. Plusieurs grands maîtres ont affirmé avoir joué contre Lui, parfois en Lui donnant un pion supplémentaire, et être sortis vainqueurs de la partie. La paranoïa de Bobby Fischer s’inscrit dans cette lignée de grands maîtres. L’intérêt du Sacrifice du roi est de broder autour des fragilités psychiques de Bobby Fischer, de leur donner un cadre romanesque. 

Le roi, ici, c’est Bobby. L’idée de sacrifice est à la base de quasiment toutes les fictions bâties sur les échecs. Que l’on se souvienne, a minima, de la série Le Jeu de la dame (The Queen’s Gambit), qui a fasciné des millions de spectateurs. Les échecs sont le jeu roi par excellence, un duel d’abstraction. Le Sacrifice du roi joue sur cette veine, mêlant lutte entre soi et Dieu, et guerre froide. Les dernières pages sont bâties sur une série de rebondissements ou twists narratifs et mentaux qui évoquent les diverses possibilités de résolution de l’énigme de base – qui a rédigé le manuscrit ? Tous les coups sont envisagés, comme sur une fin de partie d’échecs. Cette construction de fin de partie est virevoltante, et épuisante. Sans compter qu’on y croise Poutine et Nalvany.

Mais ne serait-ce que pour découvrir par quel stratagème Olga va concevoir la partie entre Bobby Fischer et Dieu, le roman mérite le détour.