Sofronis Sofroniou, Fonte brute, traduit du grec (Chypre) par Nicolas Pailler, éd. Zulma, février 2023, 368 p.
Car la base du roman, c’est la mémoire. Sur Petite Vie, il s’agit de reconstituer, stocker et préserver, toute la mémoire du monde. Voilà un thème qui interroge nos attitudes, nos angoisses, notre monde contemporain. Qu’est-ce que la mémoire ? Un simple archivage ? Pas dans ce roman. La mémoire, ici, est mise en perspective, elle est une composante de la chair et de la corporéité, de l’esprit et de sa capacité d’oubli, elle ne se manifeste qu’au travers des humains et n’a rien à voir avec un quelconque cloud ou une entreprise muséale.
Le narrateur, au seuil de sa seconde disparition, revient sur le parcours de ses neuf années de sursis, et livre un récit halluciné. La quatrième de couverture évoque l’univers de Lynch et les mondes de Jules Verne, les références en fin d’ouvrage soulignent des hommages rendus, entre autres, à Proust, à Kafka, ou à La Jetée de Chris Marker. J’y ai, pour ma part, retrouvé un climat à la Blas de Roblès et un grand carnaval labyrinthique et allusif à la François Coupry, deux auteurs que Sofroniou n’a sans doute pas lus, mais qui me sont familiers. Fonte brute, c’est de l’imaginaire foisonnant sur un rythme endiablé. Le vertige né du retour, pour tous, à l’âge de vingt ans, est diabolique. Les mémoires de tous ces corps redevenus jeunes ne sont pas semblables, et c’est bien de leur synthèse – celle des mémoires – qu’il est question. Sans oublier la question centrale de tout parcours humain, l’amour.
Font brute n’est pas un roman facile à lire. Il faut accepter de jouer le jeu que nous propose l’auteur. Souvenons-nous que le narrateur était joueur d’échecs. Le lecteur est ici dans une partie à plusieurs dimensions, et il navigue sur des échiquiers enchevêtrés plus que superposés. De la quête première de la seconde vie donnée sur Petite Vie, de la mission confiée au narrateur – reconstituer le texte de Robert Krauss – nous ne dirons pas ici à quel pourcentage elle a été accomplie. Mais le fait même de parler de pourcentage est un indice de la contemporanéité du roman de Sofroniou. A l’ère de Chat GPT, du cloud et du transhumanisme, l’une des dernières phrases du roman résonne et raisonne à la manière antique : « Voici pourquoi nul mortel ne doit compter sur l’indulgence des dieux s’il atteint des jours auxquels il n’était pas promis. »