Victor Hugo,
Le Livre des Tables, édition
de Patrice Boivin, Folio Classique n°5729, 10 avril 2014, 768 pages.
Les éditions Folio publient
« l’intégralité des documents qui devaient servir à rédiger Le Livre des Tables dont Victor Hugo
envisageait une publication posthume ». Il s’agit des procès-verbaux des
séances de spiritisme organisées lors de l’exil à Jersey. Ces séances se
déroulent entre le 11 septembre 1853 et le 8 octobre 1855, quasi
quotidiennement. Hugo, exilé volontaire, trouve dans le spiritisme non pas un
divertissement de salon mais une inspiration à son œuvre à venir, et une
stature de prophète. Dans la préface, Patrice Boivin insiste sur l’influence
décisive de cet épisode spirite sur l’œuvre et la pensée d’Hugo. Si l’on peut
parler aux esprits, c’est bien que l’âme est immortelle. Et si l’âme est
immortelle, la possibilité de rachat et de salut est possible. Boivin peint un
père Hugo prophète d’une nouvelle religion, un christianisme mâtiné de
métempsychose et d’animisme : « À partir de l’année 1855, une
nouvelle religion s’est donc élaborée dont Hugo se considère comme le
dépositaire ». Toute l’œuvre à venir est marquée par les conversations
avec les Tables, l’exemple le plus fragrant étant le poème « Ce que dit la
Bouche d’ombre », dans Les
Contemplations.
Les carnets consignent
exactement les dialogues avec les esprits. Tout y est noté : l’heure, le
nom des participants, qui est à la table, qui rédige le compte-rendu. La table
est un meuble d’enfant, que l’on pose en hauteur sur un autre support. Deux
paires de mains suffisent à mettre en branle la séance : coups répétés
pour les lettres de l’alphabet, un coup pour oui deux coups pour non, selon la
formule consacrée. En revanche, on ne prononce pas la phrase attendue :
« Esprit, es-tu là ? ». On demande « Qui
es-tu ? ». C’est l’Histoire, la Littérature, la Philosophie, la
Religion qui sont au rendez-vous, chez les Hugo. On ne convoque pas, on
accueille on écoute, on interroge. Les fils, la fille Adèle, l’épouse, Vacquerie,
Meurice, et Delphine de Girardin sont de toutes les séances, ou presque. Ils
entendent et questionnent Dante, Napoléon et son neveu honni, Shakespeare, le
Christ… Que du beau monde. Émotion à l’évocation de Léopoldine. Mais les
grandes âmes ne sont pas les seules à s’exprimer. Le Roman, la Critique, la
Tragédie…, figures abstraites, sont aussi de la partie. Un ange, parfois.
L’au-delà propose des idées de romans, de pièces de théâtre. On n’a que les
fréquentations que l’on mérite, sans doute, même parmi les esprits. Lorsque
tout-un-chacun se lance dans une séance de spiritisme, c’est généralement pour
dialoguer avec ses chers disparus, c’est pour invoquer des esprits tutélaires
familiers, et être rassuré sur leur sort. Durant les séances spirites, chez les
Hugo, on n’invoquait pas, on accueillait, et les hôtes étaient à la hauteur du
maître de maison. Et toujours d’accord, ou presque, avec les idées de la maisonnée.
Ce pauvre Racine, soit dit en passant, en prend pour son grade.
La lecture de ces carnets
est absolument fascinante. Elle ne remet pas en cause le génie hugolien, elle
ne l’éclaire pas différemment – les génies sont incompréhensibles –, elle l’aborde
simplement de façon autre. N’appliquons pas de psychologie facile sur cet
intermède jersiais, cela n’est d’aucun intérêt. Il est plus intéressant de
considérer l’épisode des Tables tournantes comme une étape de création, suivant
des préoccupations contemporaines. Les temps étaient au spiritisme, Hubert
Haddad l’a magnifiquement écrit dans son dernier roman Théorie de la vilaine petite fille, qui raconte l’histoire des
sœurs Fox et retrace l’apparition du spiritualisme aux États-Unis, en 1848. Les
temps présents, visiblement, ont le souci de la médiumnité : le dernier roman de Philippe Sollers s’intitule Médium.
Il faut se garder de toute
ironie. L’épisode des Tables tournantes de Jersey est un épisode singulier, et
apparemment déterminant, de la vie et de l’œuvre de Victor Hugo. Mais il éclaire
aussi – et surtout – les figures féminines « en creux » :
Juliette, recopiant les comptes-rendus mais n’assistant jamais aux
séances ; la fille Adèle, consignant dans son journal la vie jersiaise,
comprenant qu’on ne se soucie que de l’âme de Léopoldine, et abandonnant sur
l’île, déjà, sa propre raison.
*
Extrait :
« Dimanche 3 septembre
1854
2h du jour
[…]
- Qui est là ?
- La Mort.
- Pour qui viens-tu ?
- Pour la tombe.
- Parle.
- Les époux charmants envolés dans le fleuve
pensent à vous. Ils vous aiment, ils vous voient, ils vous attendent et vous
gardent votre place dans l’immense baiser.
Auguste
Vacquerie : Tu dis que nos morts
nous attendent dans le monde où ils sont maintenant. Mais ils ne resteront pas
dans ce monde. Leur ascension continuera. Explique-nous comment et où nous
rejoindrons ceux qui sont partis de cette terre avant nous ? »
(p.456)
*
Complément :
Patrice
Boivin : L'écriture des tables - Le Livre des tables de Victor Hugo:
matériaux disponibles pour une édition critique, entre convictions et
incertitudes (Communication au Groupe Hugo du 20 juin 2009) :