Regards croisés
Un livre, deux lectures - En collaboration avec Virginie Neufville
Donna Tartt, Le Maître des illusions (The secret history), traduit de
l’anglais (USA) par Pierre Alien, (première édition : Plon, 1993), Pocket
n°4203, 706 pages.
Ce n’est
qu’en exergue de la seconde partie, au centre exact du roman, que le titre
français de « l’histoire secrète » de Donna Tartt devient explicite.
Le « maître des illusions », c’est Dionysos, le dieu grec de
l’ivresse et de l’extase. « Que pouvait-il y avoir de plus terrifiant et
de plus beau, pour des âmes comme celles des Grecs ou les nôtres, que de perdre
tout contrôle ? […] Cela, pour moi, c’est la terrible séduction du rituel
dionysiaque. Difficile à imaginer, pour nous. » (p.63). Ainsi s’exprime le
professeur Julian Morrow durant le premier cours auquel assiste Richard Papen,
le narrateur. Richard vient de Californie, il s’est inscrit à l’université de
Hampden (Vermont) un peu par hasard, et il veut étudier le grec ancien. Il est
accepté par le professeur Morrow, et intègre le tout petit groupe de ses
étudiants : outre Richard, ils sont cinq – le sombre Henry, les jumeaux
Charles et Camilla, le roux Francis, et Bunny, qui préfère les romans de Fu
Manchu à la lecture d’Homère.
Dès la
première phrase du roman le lecteur sait qu’un meurtre a été commis, dont Bunny
est la victime. Et dès le deuxième paragraphe, le lecteur comprend que ce sont
ses compagnons de cours qui l’ont tué. Il s’agit du premier assassinat. Mais
pas du premier crime. Le meurtre inaugural a eu lieu lors d’une extase
dionysiaque. Quatre des étudiants ont cherché – et trouvé – à appliquer les
vagues méthodes évoquées par Julian lors de son cours pour atteindre
l’extase : chanter, crier, danser pied nus, et boire, bien sûr. Au réveil
de cette nuit extraordinaire, ils se rendent compte qu’ils ont massacré un brave
paysan du coin. Bunny, qui ne faisait pas partie de l’aventure, comprend ce
qu’ils ont fait. Il faut l’empêcher de parler, et ne pas se soumettre à son
chantage voilé. Donc…
Un tel
résumé ne dit rien ou presque du roman de Donna Tartt. Le Maître des illusions est un récit à la première personne, qui
rend compte d’événements ayant eu lieu huit années auparavant, au cœur des années 80.
C’est, dans une certaine mesure, un « roman de campus » : on y
décrit la vie étudiante américaine, ses fêtes orgiaques – alcool, drogue…
– ; on y parle de devoirs à rendre, de relations avec les professeurs, de
travaux en bibliothèque, etc. Mais le petit groupe d’étudiants de grec est un
monde à lui tout seul, passablement décalé (Henry, par exemple, ne sait pas qui
est Marilyn Monroe). Tous les six – puis tous les cinq – forment une micro-société
autarcique et autistique, soumise à la seule tutelle du professeur Morrow. Souvent
ils s’expriment en grec incompréhensible lorsqu’ils sont au milieu d’autres
étudiants. L’argent de Francis et (surtout) celui d’Henry coule à flots.
Richard décrit un monde auquel il appartient, mais pas tout à fait. Lui, il n’a
pas un sou. Durant un hiver particulièrement rigoureux il ne trouve refuge que
dans un atelier de lutherie au toit crevé, et les pages qui décrivent son
errance et sa douleur – le froid, les hallucinations, la solitude et la fierté
– sont parmi les plus extraordinaires du roman.
Le récit relate
les faits selon une chronologie retrouvée par Richard. Il ne s’agit pas à
proprement parler de retours en arrière, mais d’une manière particulièrement
habile et maligne de dévoiler et distiller toute l’horreur tragique et
psychologique des événements. Le récit de Richard suit le processus de lecture
et d’élucidation du lecteur au plus près. La tension terrifiante du roman n’est
pas due à la résolution d’une quelconque énigme, puisque tout est dit, dès le
début. La tension est soumise à une sorte de spirale infernale, implacable.
Pour ne prendre qu’un seul exemple : les obsèques de Bunny. Bien entendu,
ses compagnons d’étude y assistent. Ses compagnons d’étude qui sont aussi ses
assassins… Dans une espèce de fatalité acceptée et de sursaut coupable, les uns
et les autres réagissent différemment. C’est Charles, le jumeau de Camilla, qui
poussera la logique dionysiaque au plus loin. Car, si tous s’enivrent à leur
manière – par le dédain, la drogue, la superbe, le détachement ou la tentative
de suicide –, Charles choisit – ou se laisse prendre par – l’alcoolisme
véritable. Dionysos est avant tout le dieu du vin. Et de la tragédie.
Le tout
petit groupe d’étudiants est victime – on peut interpréter le roman ainsi – du
charisme et du charme du professeur Morrow. Car c’est bien lui, Julian, qui
évoque les extases dionysiaques et déclenche la catastrophe première. Car c’est
bien lui encore, qui, après la mort de Bunny, pontifie en feignant de
compatir : « La mort est-elle quelque chose de si terrible ?
Elle vous paraît terrible parce que vous êtes jeunes, mais qui peut dire si son
sort est moins enviable que le vôtre ? » (p. 609). On croirait
l’entendre s’écouter parler… Il ne les aime pas, ces étudiants. Eux, ils le
vénèrent. Lui, il fuit dès qu’il comprend ce qu’ils ont fait. Julian Morrow est
un gourou ordinaire. Dangereux parce qu’indécelable. Le jeune Henry, qui lui
voue une admiration sans borne, est à l’origine de l’enchaînement des faits. Il
est l’instrument de la tragédie. La justice des hommes est incapable de déceler
les coupables. Les crimes commis par ces jeunes gens de vingt ans à peine sont
inconcevables. Une certaine justice s’exercera cependant, biaisée, sans lien
avec l’appareil judiciaire. Ce petit groupe d’étudiants est définitivement à
part. Donna Tartt parsème le récit de Richard de réflexions effroyables, qui
cernent au plus près les ambivalences des réactions humaines : « Si
effroyable qu’avait été ce moment, il était indéniable que le meurtre de Bunny
avait transformé la suite des événements en une sorte de Technicolor éblouissant.
Et bien que cette nouvelle lucidité de ma vision fût parfois éprouvante pour
les nerfs, on ne pouvait nier que c’était une sensation pas complètement
désagréable » (p. 628).
On
pourrait signaler que Donna Tartt dédie son roman à Bret Easton Ellis, et qu’elle
a étudié dans une université du Vermont. Cela n’ajouterait pas grand-chose au
roman. Le Maître des illusions,
première publication de la romancière, est déjà un coup de maître. Trois romans
publiés en trente ans. Le dernier en date : Le Chardonneret, parfaitement réussi lui aussi, plus ample
peut-être dans la géographie du récit. Mais ce premier roman, tout de même… Déjà
parfait, non ?
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Dionysos et son cortége de Ménades - Illustration de Kuhn Régnier - Contes et Légendes Mythologiques (Emile Genest) Fernand Nathan Ed.
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